Jacques-André Naigeon
NB: This digital edition starts mid-sentence at the top of p.205, exactly as it appears on the published page, because it is on this page that Naigeon starts to discuss Diderot’s unpublished manuscripts. This discussion then develops into the nearly hundred-page-long quotation mesh from the Rêve de d'Alembert and the Éléments de physiologie. We hope to be able to extend the edition to the whole text in due course.
NB: Cette édition numérique commence au milieu de la phrase en haut de la page 205, telle qu'on la trouve dans le livre imprimé, parce que c'est ici que Naigeon aborde la question des inédits de Diderot, pour ensuite enchaîner avec la citation continue mais réorganisée du Rêve de d'Alembert et des Éléments de physiologie sur presque cent pages. À l'avenir, nous espérons publier l'ensemble des Mémoires sur Diderot.
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« tige est d'autant plus fort qu'on a l'ame plus honnête et plus sensible. Nos entours sont si doux, et c'est une perte si difficile à réparer! »
Depuis l'année 1765 jusqu'à l'année 1779, Diderot n'a publié aucun ouvrage, mais son porte-feuille s'est considérablement enrichi dans cet intervalle. Quoiqu'il ait ignoré toute sa vie le prix du temps, et qu'il en ait beaucoup perdu, il employait si bien le peu de moments dont il pouvait disposer à son gré, soit à Paris, soit à la campagne, qu'on n'est plus étonné du nombre et de l'importance de ses manuscrits. Comme des circonstances qu'il n'est point en mon pouvoir de changer, ne permettent pas d'espérer qu'ils soient jamais imprimés, je tâcherai d'en donner au lecteur une idée très-exacte; et le jugement que j'en porterai aura surtout un tel caractère d'impartialité, que si quelques uns de ces ouvrages subissent dans la suite l'épreuve pénible et dangerereuse de l'impression, je n'aurai pas du moins à craindre le reproche de n'avoir pas tenu partout la balance parfaitement égale.
Je commence par une remarque générale qui me paraît trés-importante; c'est que je ne connais aucun manuscrit de Diderot, parmi ceux qui ont quelque étendue, qui puisse être imprimé dans l'état où il l'a laissé. Je n'en excepte pas même les meilleurs ouvrages de cette riche collection. Ils ont tous besoin d'un éditeur qui joigne à des connaissances profondes sur divers objets, un esprit juste, et surtout un goût très-sévère : ces conditions sont d'autant plus néces-
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saires pour donner une bonne édition des manuscrits de Diderot, qu'il avait, en écrivant ses derniers ouvrages, deux tons très-disparates; un ton domestique et familier qui est mauvais, et un ton réfléchi qui est excellent.
Si les dépositaires de ces manuscrits les font imprimer tels que je les ai revus à la sollicitation de Diderot, pour en préparer l'édition générale; s'ils se font un devoir de les conserver religieusement dans toute leur intégrité, j'ose assurer que tel ouvrage qui, si l'on eût retranché ici quelques pages, là quelques lignes, aurait certainement étonné tous les bons esprits de cette nation, ne fera qu'une très-légère sensation, et que le scrupule déplacé et mal entendu de ces éditeurs, nuira plus à la réputation de Diderot, qu'il ne contribuera à l'étendre et à l'affermir. Une expression, une ligne de mauvais goût ne dépare pas une idée isolée qui a de la justesse, de la profondeur, et n'en rend pas l'impression moins forte sur une tête bien faite : mais si ces expressions, si ces lignes de mauvais goût se trouvent dispersées à de grandes distances dans un ouvrage de littérature ou de philosophie, rempli d'ailleurs de choses utiles et neuves, elles en rendent la lecture rebutante aux femmes et aux gens du monde qui, en général, n'ont guère d'autres idées que celles qu'ils ont puisées dans la société des savants, mais qui sont souvent plus difficiles et plus dédaigneux.
Les manuscrits de Diderot forment en général une
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lecture très-agréable. Les objets en sont infiniment variés, et presque toujours utiles. Il y en a plusieurs où les grandes questions relatives aux arts, à la littérature, à la morale, à la philosophie rationnelle, sont discutées avec toute la sagacité, toute la profondeur qu'elles exigent. C'est à ces derniers que je m'attacherai particulièrement, parce qu'ils offrent des résultats importants, et que c'est là le caractère distinctif de tous les bons ouvrages en tout genre.
Suite d'un entretien philosophique supposé, entre D'Alembert et Diderot. — Diderot trouvant avec raison ce que Locke et, après lui, l'abbé de Condillac ont écrit sur les opérations de l'entendement humain fort incomplet, souvent même un peu vague, et jugeant qu'il était impossible d'éclaircir une matière aussi obscure, aussi compliquée, en suivant les anciens errements, forma le dessein hardi, mais très digne d'un esprit aussi pénétrant, de traiter ce sujet avec plus de précision, de philosopher sur des principes très-différents de ceux qui sont communément reçus, et de donner en quelque sorte une formule générale pour résoudre facilement toutes les questions qui concernent le phénomène identique de la sensation et de la pensée.
L'explication de ce mécanisme déduit du principe de la sensibilité physique, considérée comme propriété genérale et essentielle de la matière, ou produit de l'organisation; l'absurdité palpable de la distinction des deux substances dans l'homme, en tant que sub-
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stance; la nécessité d'admettre, d'après l'expérience, une sensibilité active et une sensibilité inerte, comme il y a une force vive et une force morte; une force vive qui se manifeste par la translation, une force morte qui se manifeste par la pression; une sensibilité active qui se caractérise par certaines actions, remarquables dans l'animal et peut-être dans la plante; et une sensibilité inerte dont on serait assuré par le passage à l'état de sensibilité active; les moyens de faire passer un corps de l'état de sensibilité inerte à l'état d'e sensibilité active; la réfutation de l'hypothèse des germes préexistants qui suppose si ridiculement tous les hommes qui sont, qui ont été et qui seront, emboîtés les uns dans les autres jusqu'à l'ovaire d'Ève ou au testicule d'Adam, qui furent les deux premières boîtes d'où sortirent avec le temps un si grand nombre de sots, sans compter les défenseurs de ce système; l'idée ingénieuse et neuve des fibres de nos organes comparées à des cordes vibrantes, sensibles, qui oscillent, résonnent long-temps encore après qu'on les a pincées, phénomène qui, s'il s'observe entre des cordes sonores, inertes et séparées, doit à plus forte raison avoir lieu entre des points vivants et liés, entre des fibres continues et sensibles, en un mot dans l'instrument philosophe, et qui tient l'objet présent, sous l'œil de l'entendement, tandis que celui-ci s'occupe de la qualité qu'il en affirmera ou niera; la différence de l'instrument philosophe et de l'instrument clavecin: l'instrument philosophe est sensible;
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Il y a une impression qui a sa touche au dedans ou au dehors de l'instrument, une sensation qui naît de cette impression; une sensation qui dure, car il est impossible d'imaginer qu'elle se fasse et qu'elle s'éteigne dans un instant indivisible : une autre im pression qui lui succède et qui a pareillement sa cause au dedans ou au dehors de l'animal; une seconde sensation et des voix qui les désignent par des sons naturels ou conventionnels; etc., etc.
Mais comment s'établit la convention des sons entre les hommes? Un animal étant un instrument sensible, parfaitement semblable à un autre, doué de la même conformation, monté des mêmes cordes, pincé de la même manière, par la joie, par la douleur, par la faim, par la soif, par la colique, par l'admiration,
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Diderot fait remarquer ensuite la mauvaise logique de ceux qui nient que la sensibilité puisse appartenir à la matière, sous prétexte que la sensibilité est une qualité simple, une, indivisible, et incompatible avec un sujet ou suppôt divisible; comme si toutes les qualités, toutes les formes sensibles dont la matière est revêtue, n'étaient pas essentiellement indivisibles; comme s'il pouvait y avoir la moitié, le tiers, le quart de l'impénétrabilité, de la rondeur, d'une pensée; comme si la division n'était pas incompatible avec les essences des formes puisqu'elle les détruit; il y a plus ou moins de mouvements, mais il n'y a ni plus ni moins mouvement.
Tel est, à quelques différences près dans l'ordre et l'enchaînement des idées, le précis analytique d'un entretien supposé entre D'Alembert et Diderot. Ce premier dialogue est bien pensé, bien écrit, le ton
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en est excellent, la logique exacte et sévère, et il mérite à tous égards l'attention des philosophes, soit par l'importance des questions qu'on y discute, soit par la manière claire et précise dont elles sont résolues. Diderot n'a éludé aucune des difficultés dont ces questions abstraites sont embarrassées, questions que ni Locke, ni l'abbé de Condillac n'ont tenté d'éclaircir, et que n'a pas même pressenties le dernier de ces philosophes, en cela beaucoup moins excusable que Locke, puisqu'il écrivait dans un temps où il avait plus de données pour la solution de ces divers problèmes.
Diderot se sert d'un beau phénomène, celui de l'œuf, dont il suit les développements successifs dans les différents périodes de l'incubation, pour établir sur des faits sa nouvelle théorie, et lui donner ce degré de probabilité qui équivaut à la certitude ou qui la supplée toutes les fois que la proposition n'est pas démontrable. Enfin il conduit pas à pas son interlocuteur à convenir qu'avec une matière inerte, de la chaleur et du mouvement, on obtient de la sensibilité, de la vie, de la mémoire, de la conscience, des passions, de la pensée, etc., etc.
Comme Diderot avait fait plusieurs cours de chimie sous le célèbre Rouelle, il avait été frappé du nombre et de l'évidence des faits qui prouvent l'hétérogénéité de la matière; et ce principe dont il sentait la nécessité, et qu'il avait même conjecturé par génie, et, pour me servir de l'expression de Fontenelle, par un certain goût de vérité, et avant d'y avoir été conduit
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par l'étude de la nature, est un de ceux sans lesquels il n'y a point de philosophie. En effet, si l'on suppose une fois la matière homogène, il est impossible qu'on fasse résulter aucun phénomène d'une pareille matière. Il n'y a plus ni action, ni réaction, ni légèreté, ni pesanteur, ni aucune sorte de mouvement, même quand on attribuerait à chaque molécule une infinité de propriétés diverses. Je ne verrais dans cet amas immense qu'une multitude innombrable de petites forces égales et un équilibre forcé. Deux de ces forces n'auraient ni plus ni moins d'effet que cent mille, et cent mille que deux. Donc, inertie, et immobilité uniformité absolue et parfaite de combinaisons: c'est comme si tout était ou tout eau, ou tout feu, ou tout air, ou toute terre: il n'y aurait jamais que l'un de ces quatre éléments. Faites plus; supposez dans l'univers tel qu'il est actuellement, une parfaite homogénéité; si vous ne le détruisez pas, vous le fixez au moins à toute éternité sous la forme qu'il a. Le soleil, s'il éclaire, ne se meut plus. Je ne sais pas pourquoi les corps seraient graves et tomberaient. Je ne vois aucune raison pour que les hommes, les animaux, les plantes, les pierres changent d'état: si l'on veut s'occuper un moment de cette idée d'homogénéité parfaite, on verra qu'elle est exclusive de celle d'action, et par conséquent de causes et d'effets. Qu'on se demande surtout comment la translation locale peut y avoir lieu, et qu'on tâche de se répondre quelque chose de satisfaisant.
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Le second Dialogue est beaucoup plus varié et plus profond que le premier. Il est intitulé le Rêve de D'Alembert : les deux autres interlocuteurs sont mademoiselle Delespinasse et le médecin Bordeu. Diderot avait d'abord vu la chose bien plus en grand : c'était le Rêve de Démocrite, et les interlocuteurs, Démocrite, Hippocrate, et la maîtresse de Démocrite; mais il eût fallu se renfermer dans la sphère de la philosophie ancienne, et son dialogue y aurait trop perdu. Il sacrifia donc la noblesse de la forme à la richesse du fond.
L'étude de la médecine et de la physiologie est à la métaphysique comme celle de la géométrie est à la logique. Point de bonne métaphysique sans une connaissance assez étendue des deux premières sciences et de leurs différentes branches; point de bonne logique sans une application directe de la méthode et des principes de la seconde. Celui-là ne fait que balbutier qui écrit de l'homme sans être instruit des divers phénomènes que présente cette substance molle, pulpeuse, cette espèce de bouillie, renfermée dans la tête, et l'un des principaux centres de la vie et de la santé; sans chercher dans la différente situation des plus petites particules qui forment sa structure dans différents individus1, la cause de la prodigieuse di-
1 Il n'y a pas moins de diversité dans cet organe que dans les physionomies. Par la dissection de quarante-quatre cerveaux, Malacorne, professeur en chirurgie, a vu une différence sensible dans les lobes, dans leur union, leur quantité, leur direction, leur ordre, l'étendue des lames qui constituent leurs rameaux médullaires, et dans la situation de ces derniers, tant relative entre eux qu'aux lobes qui les composent. Certains rameaux, qui dans un cerveau font partie d'un lobe, manquent dans d'autres, ou sont communs aux deux lobes, ou touchent à peine au lobe opposé. Les sillons du cerveau varient d'un sujet à un autre, en étendue et en profondeur, etc.
Bordeu, en avouant d'ailleurs que tout ce que nous savons du cerveau se réduit à bien peu de choses, dit qu'il a trouvé bien des différences dans la consistance du cerveau et du cervelet, suivant que les sujets sur lesquels il faisait ses épreuves étaient plus ou moins malades. Peut-être même, ajoute-t-il, ces parties varient-elles suivant les tempéraments et suivant les passions, autant que suivant l'âge. (Voyez Recherches anatomiques sur les glandes. section 130, pag. 484, 485.)
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versité des esprits et des caractères; sans connaître la fonction particulière de cet organe si divers, si composé, dans l'économie animale; les vices auxquels il est sujet, son action sur les nerfs qui n'en sont que les prolongements, ses expansions filamenteuses et solides, distribuées à différentes parties du corps, et la réaction beaucoup moins1 forte de ces expansions sur leur origine; sans partir dans ses spéculations du principe évident et démontré de la sensibilité, de la mobilité, de l'activité essentielles à la première fibre de chaque animal, à sa première partie constitutive; sans avoir des notions exactes sur le jeu, la construction, le sentiment, les mouvements, la sympathie, les habitudes et la destination de nos organes; en un mot, sans avoir curieusement observé ce squelette2 nerveux, sensible et actif qui constitue
1 Voyez ce qui sera dit ci-dessous, page 234, note I.
2 Pour justifier cette expression d'ailleurs très-exacte, pour développer surtout la théorie sublime à laquelle elle appartient, et lui ôter ce qu'elle peut avoir de contraire à l'opinion de ceux auxquels la physiologie est tout-à-fait étrangère, il suffit des observations suivantes : elles sont du principal interlocuteur que Diderot fait parler dans ce dialogue, de cet homme qui connaissait et qui cultivait la médecine philosophique, mérite si rare, si utile à l'humanité, qu'Hippocrate mettait à côté des dieux celui qui appliquait ainsi aux progrès de l'art de guérir, les lumières réunies de la théorie et de la pratique. « Le genre nerveux, dit-il, peut être comparé à un insecte; ses rameaux sont comme autant de pédicules ou de racines, de bras ou de pates. Il constitue l'essence de l'homme, de concert avec l'ame qui l'anime; car les os, le tissu cellulaire et les autres organes appartiennent à peine à l'animalité, et ils sont aussi étrangers à l'homme, que l'est à une plante la terre sur laquelle elle est appuyée, et à une vigne l'échalas qui la soutient. Les os et d'autres parties ne sont que des instruments, l'enveloppe ou l'écorce de l'homme. De même la nutrition n'ajoute rien à la nature de l'homme, qui est dans l'instant de sa conception ce qu'il est dans son plus grand accroissement..... En poussant plus loin les recherches sur la vie, on voit qu'elle consiste dans la faculté qu'a la fibre animale de sentir et de se mouvoir elle-même. Cette faculté innée dans les premiers éléments du corps vivant, n'est pas plus étrange que ne le sont la gravité, l'attraction et la mobilité qui appartiennent à divers corps. Les parties actives dont nous parlons sont le vrais fondements de l'animalité; elles tiennent elles-mêmes le principe de leur vie, d'un filament nerveux qui leur sert de base, ou plutôt il n'y a dans l'animal qu'un seul nerf qui anime toutes ses parties..... Son développement dans l'utérus se fait à la faveur de la chaleur, de l'humidité et de la mucosité qu'il trouve dans la femme. Cette pâte muqueuse est la vraie enveloppe dans laquelle il se nourrit, végète ou s'étend, et à laquelle il donne différentes formes, selon son degré de force, et selon la direction de son activité. Tel est le principe du développement de l'embryon humain, et du mouvement constant dont ses parties sont pourvues, etc. »
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proprement l'homme physique, le corps animé que Galien comparait ingénieusement et avec bien plus de justesse qu'il ne pouvait le soupçonner, à la forge
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de Vulcain, où le feu, les soufflets, les enclumes, les marteaux, tout était vivant.
Si Locke, d'ailleurs moins profond que Hobbes, à qui il doit même la première idée de son ouvrage bien plus qu'au principe d'Aristote d'où il est parti, a été le meilleur métaphysicien de son temps; si avec moins d'imagination que Malebranche, moins de finesse et de pénétration dans l'esprit, moins de couleur et d'agrément dans le style, il a fait négliger et presque oublier ce philosophe; si l'abbé de Condillac, son disciple et son commentateur, n'a sur lui d'autre avantage que d'avoir en général rangé ses pensées dans un meilleur ordre, et d'avoir quelquefois porté plus loin que lui l'analyse de nos sensations, de nos idées et des signes de nos idées; c'est que Locke avait cultivé toute sa vie la médecine, et que Condillac n'en avait pas même une teinture superficielle : ignorance qui influe sur toute sa philosophie, et qui réduit à un petit nombre de pages ce qu'elle a d'utile.
Diderot, instruit par l'exemple de Locke, avait recueilli avec soin un grand nombre de faits d'anatomie, de physiologie, d'histoire naturelle et de chi mie : et ces faits, si précieux pour celui qui sait les voir et les appliquer, servent de base à sa philosophie. Outre ceux que des études longues et suivies du sujet lui avaient appris, il en avait puisé un grand nombre dans les ouvrages des plus savants physiologistes, et dans la conversation toujours instructive des médecins : et de ces différents faits comparés,
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dont ceux même qui les ont observés ne cherchent souvent ni la cause, ni les rapports, ni la liaison, il en a su tirer des conséquences très-importantes et très-fécondes. Il était persuadé avec raison, et il le répétait souvent, qu'il n'appartient qu'à celui qui a pratiqué la médecine pendant long-temps de parler et d'écrire sur la métaphysique, parce que c'est lui seul qui a vu les phénomènes, la machine tranquille ou furieuse, faible ou forte, saine ou brisée, délirante ou réglée, successivement imbécile; éclairée, stupide, bruyante, muette, léthargique, agissante, vivante et morte.
C'est dans ce second Dialogue, un des ouvrages de Diderot dont la lecture exige le plus d'attention, qu'on trouve l'examen et la discussion de plusieurs questions difficiles que le premier n'avait fait qu'effleurer. Quelle précision un auteur mettrait dans ses discours et ses écrits, si l'énorme enchaînement de faits, de raisonnements, d'expériences et d'observations par lequel ce philosophe déduit l'éternité de la matière et ses propriétés, les générations spontanées, la sensibilité générale, l'irritabilité, la formation de l'être sentant, son unité, ou ce qui constitue le moi; la sensibilité et la loi de continuité dans la contexture animale, deux qualités sans lesquelles l'animal ne peut être un; l'origine des animaux, leur durée; les lois du mouvement des corps sensibles, animés, organisés, vivants; les différents degrés de la force animale, différente dans le désordre et dans l'état sain ou tran-
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quille1; la vie particulière des organes; l'altération ou le perfectionnement de la conformation originelle par la nécessité et les fonctions habituelles, et toutes les questions auxquelles cela tient, était bien présent à sa mémoire!
Il y a un tel rapport, une telle connexion entre toutes les parties de ce Dialogue; les idées en sont si étroitement liées, qu'elles se réveillent nécessairement les unes les autres, et que la première, ou, si l'on veut, le principe général une fois rappelé, un lecteur qui a quelque instruction peut, avec de l'attention, et surtout une bonne logique, en déduire facilement toutes les conséquences qui en émanent; d'où l'on peut inférer, ce me semble, que Diderot ayant pris heureusement le bout du fil, pour me servir de l'expression de Fontenelle, n'a eu qu'à le suivre, et à se laisser conduire sans peine de vérité en vérité.
Jamais philosophe ne s'est proposé pour but de ses méditations un sujet plus important, plus com-
1 Le feu prend à la maison d'un avare; il se saisit de son coffre-fort et le porte dans son jardin d'où il ne l'aurait pas remué pour dix fois la somme qu'il contenait: c'est que dans le désordre toutes les forces de la machine sont conspirantes, et que dans l'état sain ou tranquille elles agissent isolées; il n'y a que l'action ou des bras, ou des jambes, ou des cuisses, ou des flancs. Dans l'état sain ou tranquille, l'animal craint de se blesser; il ne connaît pas cette frayeur dans la passion ou la maladie. Cette observation me paraît très-propre à éclaircir et à développer ce que j'ai dit dans le texte : elle se lie très-bien à la théorie de Diderot, qu'il faut quelquefois recueillir de divers ouvrages, pour en fortifier également toutes les parties.
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pliqué, mais par cela même plus difficile à considérer sous toutes les faces. Ce ne sont point ici d'anciens systèmes mutilés dans certaines parties, rectifiés dans d'autres, et dont on fait ensuite un tout plus ou moins mal assorti : c'est, à proprement parler, une nouvelle philosophie plus expérimentale que rationnelle, et dans laquelle les vérités métaphysiques sont nécessairement ce qu'elles doivent être en dernière analyse, les corollaires des vérités physiques1.
Diderot est le seul homme de ce siècle qui ait bien senti la nécessité de cette réforme, et qui l'ait tentée avec succès. La philosophie de l'abbé de Condillac n'est que celle de Locke, corrigée et perfectionnée dans quelques points : travail utile sans doute, mais encore très-imparfait, et qui laisse en ce genre beaucoup à desirer : tant il est vrai, ainsi que l'observe le chancelier Bacon, que les sciences ne feront jamais de grands progrès, si, au lieu de reconstruire le système entier, depuis les premiers principes, on se borne à sur-ajouter et à greffer, pour ainsi dire, les connaissances nouvelles sur les anciennes2.
Si j'avais eu sous les yeux les deux Dialogues de Diderot, peut-être aurais-je pu en donner une analyse plus exacte; mais l'exposé succinct que j'ai fait du premier, et ce que je vais dire du second, étant le résultat de deux lectures très-réfléchies faites à
1 C'est dans ce sens que le chancelier Bacon disait si bien : De metaphysica ne sis sollicitus; nulla est enim post veram physicam inventam.
2 Bacon. Nov. organ. part. secund. Aphorism. 31.
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différentes époques, suffira, je pense, pour inspirer à ceux qui se plaisent à ces sortes de spéculations, le plus grand desir de lire l'original.
La distinction des deux substances dans l'homme, est une de ces erreurs qui en supposent nécessairement beaucoup d'autres dans l'entendement du philosophe, ou plutôt du raisonneur qui part de ce principe. Il n'est donc pas indifférent de l'admettre ou de le rejeter, lorsqu'on écrit de l'homme, et de ses facultés intellectuelles, non seulement parce qu'il est faux, mais parce que de tous ceux qu'on peut employer pour éclaircir ces matières difficiles, il n'en est aucun qui conduise à des conséquences plus évidemment absurdes. Si une foule d'exemples n'attestait tous les jours la force presque incalculable des opinions préconçues, et leur pouvoir sur ceux mêmes que la supériorité de leur génie devrait sans doute en affranchir, on ne concevrait pas que des métaphysiciens, qui ne manquaient d'ailleurs ni d'instruction, ni d'une certaine sagacité, ni même de ce sens droit qui fait juger avec justesse ce qu'on a vu avec promptitude, eussent pu se faire illusion au point de composer l'homme de deux substances hétérogènes qui agissent réciproquement l'une sur l'autre, sans contact; tandis que les divers phénomènes de l'économie animale bien observés, bien connus, démontrent avec cette évidence que toutes les subtilités des psycologistes ne peuvent affaiblir, que l'homme est un, quoique divisé en plusieurs organes qui ont
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chacun leurs fonctions, leur sensibilité, leur vie particulière, etc.; qu'on n'explique rien sans le corps, et qu'un être immatériel, indivisible, dont le sentiment et la pensée forment les attributs distinctifs, et qui gouverne tous les mouvements vitaux, est un pur concept de notre esprit; un être dont l'idée, telle qu'elle résulte de la définition même des spiritualistes, est absolument exclusive de celle d'existence, notion de laquelle il est impossible de séparer, même par abstraction, la mobilité et la localité, ou la correspondance, à une portion quelconque de l'espace.
C'est dans ces principes, les seuls à cet égard que la saine raison puisse admettre, que Diderot a dit dans l'un ou l'autre de ses Dialogues, qu'on cherche en vain à s'expliquer comment les passions s'introduisent dans l'homme sans mouvements corporels, et sans commencer par ces mouvements; que ceux qui parlent de l'action de l'ame sur le corps, disent une chose absolument inintelligible, qu'en y regardant de plus près, ils auraient vu que l'action de l'ame sur le corps est l'action d'une portion du corps sur le reste, et l'action du corps sur l'ame, l'action d'une autre portion du corps sur une autre; que le paysan qui voit une montre se mouvoir, et qui, n'en pouvant connaître le mécanisme, place dans une aiguille un esprit, n'est ni plus ni moins sot que nos spiritualistes, etc., etc.
Haller, que ses préjugés religieux ont souvent
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égaré dans le cours de ses observations et de ses expériences, prétendait qu'il n'y a que le cerveau, la moëlle des nerfs, la peau, les muscles, et généralement toutes les parties dans lesquelles il entre des nerfs, qui fussent douées de sensibilité; mais Diderot, à qui le travail de ce savant professeur a été d'ailleurs très-utile1, n'a pas cru devoir le suivre sur cet article et sur beaucoup d'autres. Une partie animale quelconque, absolument privée de sensibilité, lui paraissait une supposition inadmissible : il observait judicieusement qu'un organe intermédiaire non sensible, entre deux organes sensibles et vivants, arrêterait la sensation : il deviendrait dans le système corps étranger; ce serait comme deux animaux coupés par une corde. On en viendra quelque jour, me disait-il à ce sujet, à démontrer que la sensibilité ou le toucher est un sens commun à tous les êtres; il y a déjà des phénomènes qui y conduisent : alors la matière en général aura cinq ou six propriétés essentielles; la
1 Il avait lu deux fois, et la plume à la main, sa grande Physiologie. Les extraits raisonnés qu'il en avait faits étaient en latin et en français, selon qu'il trouvait plus ou moins promptement dans sa langue les expressions qui correspondaient exactement aux idées de Haller. Ces extraits assez étendus ne pouvaient guère être utiles qu'à lui. Ce n'était souvent que des simples mots de réclame destinés à lui rappeler dans le besoin des idées analogues ou contraires. On y voyait quelquefois aussi, non seulement ce que Haller avait pensé sur tels et tels phénomènes de l'économie animale, mais même tout ce que Diderot avait conjecturé sur les causes de ces phénomènes : ces divers extraits n'existent plus; il les jeta au feu lorsqu'il eut fini les deux Dialogues, objet de ses recherches.
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Des expériences1 positives et incontestables ont prouvé depuis contre l'assertion hasardée de Haller, et comme Diderot l'avait conjecturé avec génie, que le sentiment est attaché à toutes les fibres animales, à toutes les parties du corps vivant; que le périoste, les tendons, les ligaments, les aponévroses, la dure mère, etc., tous organes dont la substance ne paraît point pénétrée par des nerfs, sont plus ou moins sensibles, mais de plus, que chaque organe a sa vie, son département2, son étendue d'action, sa sensibilité, son mouvement, ses goûts et les passions qui lui sont propres, indépendamment de tout ce qui peut lui
1 On peut consulter sur ce sujet les Nouveaux Éléments de la science de l'homme, chap. IV, sect. 1re, pag. 60 et suivantes. Voyez aussi les Recherches sur la sensibilité, chap. IV, pag. 101, 102 et suiv. Ces deux ouvrages méritent toute l'attention des philosophes.
2 Le département d'un organe n'est autre chose que son atmosphère cellulaire, si l'on peut parler ainsi, ou bien le département d'une partie n'est autre chose que la portion cellulaire qui a du rapport avec son action : lors donc que cette partie change de position ou de constitution, tout le tissu cellulaire qui est de son département reçoit aussi des modifications particulières. Les praticiens trouvent chaque jour des occasions de se convaincre combien les secousses de l'estomac s'étendent jusqu'aux autres parties; on observe des points de côté violents, des difficultés de respirer, des convulsions, et tant d'autres symptômes qui proviennent évidemment de l'action plus ou moins violente de l'estomac ; toutes les parties sont pour ainsi dire du département de ce viscère. (Voyez les Recherches sur le tissu muqueux, et celles sur l'action des glandes.)
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revenir de son consensus avec les autres organes, pour parler ici la langue de Van-Helmont, dont je ne citerai que ce seul passage. Etenim quia partes utrobique propria vivunt quadra; sensus est juxta organi diversitates1 .
Le Rêve de D'Alembert. —Toutes ces idées si conformes à la saine philosophie, et auxquelles une étude réfléchie de la physiologie conduit directement, fermentaient depuis long-temps dans la tête de Diderot, et si quelques unes lui sont communes avec divers auteurs célèbres2, personne au moins n'a eu plus que lui le talent de les généraliser et d'en tirer de grands résultats. Voici à peu près comment il procède dans ce second Dialogue3 , qui n'est en quelque sorte que la suite et le complément du premier.
Sentir, c'est vivre. Les zoophites n'ont que le sentiment et la vie. D'autres animaux, comme les polypes d'eau douce, ont le sentiment, la vie et la digestion. Depuis la molécule sensible jusqu'à l'homme, il y a une chaîne d'êtres qui passent de l'état de stupidité vivante jusqu'à l'état d'extrême intelligence.
Que serait-ce qu'un métier de la manufacture de
1 Van-Helmont. De Lithiasi, cap. IX, num. 92. Voyez tout ce chapitre que les médecins et les philosophes ne sauraient trop méditer, mais que les simples métaphysiciens peuvent se dispenser de lire; ils n'y entendraient rien.
2 Tels que Van-Helmont, Bordeu, Fouquet, Barthez, Desèze; Voyez surtout le chapitre IX du Traité de Van-Helmont de Lithiasi, c'est une source féconde d'idées neuves que les médecins cités ci-dessus ont cultivées avec succès.
3 Il le composa, ainsi que le premier, dans le cours de l'année 1771.
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La fibre nerveuse est un composé d'autres fibres, sans limites; elle n'est irritable qu'en devenant musculeuse. Elle est le lien et la matière du faisceau qu'on appelle organe : je la regarde comme un animal, un ver. C'est un être organisé, sensible et vivant; c'est cet être que l'animal qu'elle compose, nourrit; c'est le principe de toute la machine; la constitution de cette fibre primitive est fixe et immuable.
En général, il y a dans l'animal et dans chacune de ses parties, vie, sensibilité, irritation. Rien de pareil dans la matière brute, soit organisée, soit non organisée. C'est un caractère tout particulier à l'animal. Point de mouvement qui ne soit accompagné, précédé ou suivi de peine ou de plaisir, et qui n'ait pour principe constant un besoin.
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1 Remarquons ici en passant, puisque Diderot ne l'a point dit, que l'irritabilité ou la contractilité n'est qu'un mot nouveau employé, on ne sait pourquoi, par Haller, pour exprimer cette propriété ou cette faculté connue et désignée jusqu'alors sous le nom de sensibilité, ou d'ame sensitive. Mais comme en changeant le signe représentatif d'une chose ou d'une idée, on ne change la nature ni de cette chose ni de cette idée, la sensibilité et la mobilité inhérentes à la substance du nerf, à l'élément de l'animalité, ont repris leurs anciens droits, et leurs fonctions dans l'économie animale; et les savants conviennent généralement aujourd'hui que Haller n'a point en effet découvert une nouvelle propriété de la matière organisée et vivante, mais qu'il a seulement beaucoup augmenté le nombre des expériences qui la démontrent, et des phénomènes qu'elle présente à l'observateur : on ne peut sans injustice lui contester ce mérite; et ses disciples ont tort de porter plus loin à cet égard les prétentions de leur maître. Ceux qui ont quelque connaissance de l'histoire de la médecine savent d'ailleurs que le système de la sensibilité, substitué à la nature des Anciens, à l'archée de Van-Helmont, à l'ame raisonnable et ouvrière de toutes les fonctions, des Sthaliens, au principe vital de Fizes, a pris naissance à Montpellier, des disputes de ce professeur avec Sauvages sur cette matière, et que les véritables inventeurs de ce système sont les disciples de ces deux savants médecins, mais particulièrement Venel, Lamure et Bordeu. C'est ce qui a fait dire à ce dernier, en 1775, ces paroles remarquables : « Depuis nos premiers essais, nous avons vu reparaître notre système sous le nom d'irritabilité, dénomination sur laquelle peu de gens bien éclairés ont pris le change. » L'auteur de l'excellent article SENSIBILITÉ (ancienne Encyclopédie) ne s'y est pas trompé: il regarde avec raison le nouveau système de l'irritabilité comme une branche égarée de l'ame sensitive qui cherche à se rejoindre à son tronc, dont réellement elle ne peut pas plus être séparée que l'effet ne peut l'être de la cause.
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Le cerveau, le cervelet avec ses nerfs ou filaments, sont les premiers1 rudiments de l'animal. On peut même dire que les nerfs, dont la moëlle allongée est le tronc principal, constituent premièrement l'homme: ils contiennent toutes ses parties, comme les boutons contiennent les fleurs et les fruits. En suivant les nerfs jusqu'à leur entrée dans les membranes du cerveau, on voit qu'ils s'y confondent et ne forment plus qu'une même substance, un tout vivant et portant la vie par tout.
Nulle sensation sans l'intervention des nerfs: c'est par eux qu'elle s'exécute; car on ne saurait les toucher que l'attouchement ne se perçoive : de là sensation simple, sensation agréable, sensation douloureuse.
Pour la sensation, il faut un nerf sain, et une communication libre du nerf au cerveau. L'origine de la sensation est à l'extrémité du nerf touché. Point de sensation s'il est détruit ou vicié. La paralysie générale des nerfs serait accompagnée non de la mort,
1 Le département de l'embryon, que Bellini et Malpighi ont vu commencer par la tète et par l'épine dans le poulet, donne à cette conjecture de Diderot une très-grande vraisemblance : ce n'est plus une simple opinion, c'est un fait d'où l'on peut conclure que ces parties sont en effet les premières à se former et à s'organiser.
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peut-être, mais d'une stupidité complète, et même du manque d'aucun besoin.
L'impression naît du dedans ou du dehors, selon l'organe affecté. L'impression est ou goût, ou odorat, ou vision, ou son, ou toucher; l'affection est plus ou moins forte, plus ou moins durable. De là, variété des peines et des plaisirs; de là ce qui est peine dans un instant devient plaisir dans un autre; de là, ce qui est plaisir pour moi est peine pour vous; de là, jugements divers d'un spectacle, d'un récit, d'un poème, d'un discours, d'une histoire, d'un roman, d'un tableau, d'une action.
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organe peut être affecté. L'évaporation de la tubéreuse n'étant pas la même que celle de la rose, l'organe en doit être diversement affecté et la sensation diverse. L'évaporation de la rose en bouton n'étant pas la même que celle de la rose épanouie ou fanée, autant d'impressions différentes, autant de sensations diverses. Il en est de même du froid et du chaud dans tous leurs degrés. Ce qui serait très-extraordinaire, vu les variétés des organes et des corpuscules agissant, c'est que les sensations fussent peu variées.
Les yeux fermés nous réveillent une longue suc cession de couleurs; les oreilles, une longue succession de sons. Ce réveil peut se faire de soi-même, par le seul mouvement de l'organe qui se dispose spontanément, comme il était affecté par la présence de l'objet. S'il y a quelque ordre dans ce réveil des sensations, le rêve ressemble à la veille, si l'on dort; il y a mémoire fidèle, si l'on veille. Ainsi la mémoire n'est donc qu'un enchaînement fidèle de sensations, qui se réveillent successivement comme elles ont été reçues; propriété de l'organe. Ainsi l'imagination n'est donc qu'un enchaînement fidèle de sensations qui se réveillent successivement comme elles ont été reçues dans l'organe. La mémoire est des signes; l'imagination, des objets. La mémoire fait les érudits; l'imagination, les poètes. Les hommes sans imagination sont durs; ils sont aveugles de l'ame comme les aveugles de corps. La mémoire est-elle la source de l'imagination, de la sagacité, de la pénétration, du génie? La
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variété de la mémoire fait-elle toute la variété des esprits? On a beau voir, entendre, goûter, toucher, flairer, si l'on n'a rien retenu, on a vécu en pure perte, Pour expliquer l'oubli, voyons ce qui se passe en nous. Nous faisons effort pour nous rappeler les syllabes du son, si c'est un mot; les caractères de la chose, si l'objet est physique; la physionomie, les fonctions, si c'est une personne. Les signes servent beaucoup à la mémoire.
Il y a dans la nature un enchaînement naturel d'objets; ils sont conjoints; on ne les sépare pas sans conséquence pour le jugement; on ne les conjoint pas sans bizarrerie. Si, faute d'expérience, ces phénomènes ne s'enchaînent pas; si, faute de mémoire, ils ne peuvent s'enchaîner; si, par perte de mémoire, ils se décousent, l'homme paraît fou. Si la passion fixe sur un seul phénomène, de même : si la passion les disjoint, de même: si elle conjoint, de même. L'enfant paraît fou faute d'expérience; le vieillard paraît stupide faute de mémoire; le vieillard violent paraît fou.
Il y a une chose à remarquer dans nos sens, c'est que nous les exerçons comme la nature nous les a donnés, et que les circonstances et le besoin l'exigent; mais nous ne les perfectionnons pas : nous ne nous apprenons pas à voir, à flairer, à sentir, à écouter, à moins que notre profession ne nous y force. Tout ce qui appartient à une classe nombreuse d'hommes, appartient à tous à de très-petites différences près. Tel qui n'a jamais appris de musique entendrait comme le musicien; tel qui ne voit pas comme le sauvage,
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verrait comme lui si son œil était exercé. Par exemple, je ne vois en mer qu'un point nébuleux qui ne me dit rien; mais ce point nébuleux est un vaisseau pour celui qui l'a souvent observé, et peut-être un vaisseau très distinct. Comment cela s'est-il fait? D'abord cette forme vague et indécise n'était, pour le sauvage comme pour moi, qu'un point, nébuleux; mais ce point nébuleux, à force d'être devenu pour le sauvage le signe caractéristique d'un vaisseau, est réellement devenu un vaisseau qu'il voit dans son imagination très-distinctement; c'est toujours un point nébuleux, mais qui réveille l'image d' un vaisseau. Ce point est comme un mot; le mot arbre, qui n'est qu'un son, mais qui me rappelle un arbre que je vois.
Si l'on touche une boule avec deux doigts croisés, on en sent deux; mais continuez l'expérience, et bientôt vous n'en sentirez plus qu'une. Réponse à l'objection que la continuité de la sensation devrait soutenir la continuité de jugement, comme dans l'œil, voir toujours l'objet renversé.
Les nerfs ou organes de la sensation ou du mouvement sont des cordes sentantes, unies, fibreuses, qui tirent tous leur origine de la moëlle allongée et épinière : l'origine de la force animale est dans une pulpe molle; il y a des nerfs partout, mais ils ne sont pas tout ce qu'il y a.
Ce qu'il y a de sensible dans le nerf, ce ne sont pas ses enveloppes, mais bien ses cordes médullaires. Toutes les parties du corps communiquent avec le
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cerveau et entre elles par les nerfs : les plus considérables sont composés de plus petits, parallèlement unis sans se mêler. Ceux-ci de plus petits encore sans qu'il y ait de terme connu à l'exilité de la fibre nerveuse. Voilà les principes du sentiment et de l'action. Action, sentiment, détruits ou suspendus par l'impression la plus légère qui se fasse à leur extrémité, par une molécule d'opium. D'où naît la distinction de deux sortes de maladies nerveuses : les unes qui portent le désordre à l'origine, les autres où le désordre de l'origine descend aux brins. Presque point de maladies qu'on ne pût appeler nerveuses. S'il y a force et vigueur à l'origine, et faiblesse, délicatesse aux brins, ceux-ci seront sans cesse secoués. S'il y a force et vigueur aux brins, et faiblesse, délicatesse à l'origine, autre sorte d'agitation et de désordre : deux manières dont l'harmonie générale peut être troublée.
Piquez, irritez, comprimez le cerveau1 il s'ensuivra ou la convulsion ou la paralysie des nerfs et des muscles. Piquez, irritez, comprimez les nerfs, et vous transférerez la paralysie ou la convulsion au cerveau. Les nerfs forment avec le cerveau un tout semblable au bulbe et à ses racines filamenteuses. Il n'y a peut-être pas un point de tout l'animal qui ne soit atteint de quelques uns de ces filets. L'action d'u cerveau sur les
1 Si quelque portion considérable du cerveau est pressée par du sang, de l'eau, un squirre, un os, ou quelque autre cause mécanique, les opérations de l'ame sont viciées; il y a délire, manie, stupidité, ou assoupissement mortel. Otez la compression, et le mal cesse.
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nerfs est infiniment plus forte que la réaction des nerfs sur le cerveau. L'inflammation la plus légère au cerveau produit le délire, la folie, l'apoplexie. Une grande inflammation à l'estomac n'a pas le même effet. Dans l'action et la réaction du cervelet et de ses fils, l'origine peut commander à ses expansions jusqu'à un certain point. On tient un membre immobile malgré la douleur. Pourquoi sommes-nous plus susceptibles de douleur que de plaisir, ou plus sensibles à la douleur? C'est que la douleur agite les brins du faisceau d'une manière violente et distractive, et que le plaisir, au contraire, ne les tiraille pas jusqu'à les blesser, ou que, quand cela arrive, le plaisir se change en douleur.
Le mouvement va du tronc aux rameaux et quelquefois des rameaux au tronc.
1 Barthez a fait voir que dans divers cas de paralysie causée par obstruction ou par compression des nerfs, l'organe paralysé peut conserver le sentiment du tact, après avoir perdu le mouvement, retenir la faculté de se mouvoir lorsqu'il a perdu le tact; enfin avoir ce sentiment et son mouvement affaiblis à des degrés très-différents. Voyez Nouveaux Éléments de la science de l'homme, ch. X, sect. II.
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Il y a certainement deux vies très distinctes, même trois : la vie de l'animal entier; la vie de chacun de ses organes, la vie de la molécule. L'animal entier vit privé de plusieurs de ses parties. Des animaux ont vécu et même satisfait à toutes leurs fonctions1 , sans cer-
1 Il faut pourtant avouer, dit Bordeu, qu'il y a pour l'ordinaire beaucoup de différence entre ce qu'il reste de mouvement à un animal vivant, lorsqu'on lui a enlevé le cerveau, et ce qui lui en reste lorsqu'on lui a ôté le cervelet. Dans le premier cas, l'animal semble vivre et quelquefois sentir, et dans le second il paraît plus insensible; il y a des animaux qui, lorsqu'on leur enlève le cervelet, tombent comme frappés de la foudre; il y en a aussi de plus vivaces qui résistent beaucoup plus : il faut se souvenir, par rapport à ces phénomènes, qu'il est bien difficile d'enlever le cervelet à un animal vivant sans délabrer beaucoup la moelle allongée, au lieu qu'on la laisse plus aisément entière lorsqu'on enlève le cerveau. (Recherches anatomiques sur le glandes, sect. cxxx, page 187.)
Il résulte des expériences de Koiter sur différents animaux, qu'ils n'éprouvent aucun accident grave après avoir perdu, par des opérations faites à dessein, une partie considérable de la substance cérébrale, phénomène dont ce médecin paraît lui-même étonné, et qu'il a consigné avec des détails plus curieux au temps où il écrivait qu'ils ne le sont aujourd'hui, parce qu'on remarque moins ce qu'on voit plus souvent.
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veau, sans cervelet ou même avec un cerveau ossifié ou pétrifié. Des enfants ont vécu et se sont mus sans moëlle allongée. Le cœur, les poumons, la tête1 , la main, presque toutes les parties de l'animal, vivent un temps très-considérable séparées du tout; il n'y a que la vie de la molécule ou sa sensibilité qui ne cesse point; c'est une de ses qualités essentielles; la mort s'arrête là : mais si la vie reste dans des organes séparés du corps, où est l'ame'? que devient son unité? que devient son indivisibilité?
1 La tête séparée du corps, voit, regarde et vit. Le mouvement se fait par la moëlle allongée dans ceux à qui on coupe la tête.
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L'homme est un assemblage d'animaux où chacun garde sa fonction. Chaque organe ou animal a son caractère, d'abord; puis son influence sur les autres: delà la variété de ces symptômes qui semblent propres à un seul, et étrangers aux autres qui en sont pour tant affectés. L'intérêt naît dans chaque organe, de sa position, de sa construction, de ses fonctions : alors il est un animal sujet au bien et au mal : au bien-aise
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qu'il cherche, au malaise dont il tend à se délivrer.
On a dit tant de folies sur l'acte de la génération, que je puis bien dire aussi la mienne. Je ne puis me résoudre à faire agir la semence de l'homme, ou1 sa vapeur, à une distance aussi éloignée que les ovaires de la femme le sont du vagin. Quoiqu'on ait quelques exemples de fœtus, engagés dans les trompes2 de Fallope, je ne puis faire descendre ni un œuf, ni un ver, par l'un de ces deux canaux. Descendu dans la matrice, je ne connais aucun moyen de l'y fixer à la place qu'il y occupe. Il semble qu'il ne devrait s'arrêter dans sa chute qu'au point le plus bas. Qui est-ce qui a vu dans l'acte vénérien la frange ou griffe du placenta, embrasser l'ovaire, le serrer, et en exprimer les premiers rudiments de l'embryon? Je serais tenté de ramener la génération de l'homme à celle du polype qui se reproduit par division. Les premiers éléments de l'homme sont au lieu même où l'homme naît. Ils attendent là, pour se développer, la liqueur séminale de l'homme. Ils se développent, le placenta se forme: lorsque l'embryon est mûr, le placenta se sépare, et l'homme naît, par division. L'approche de l'homme
1 Cette expression s'explique par une note que j'ai trouvée parmi les papiers de Diderot, et que voici : « La grossesse se fait par vapeur. » Cela paraît démontré. La fille d'Aqua Pendente était imperforée, et n'en devint pas moins grosse. Il y a d'autres exemples de grossesse sans intromission.
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et de la femme ne donne lieu qu'à la production ou au développement d'un nouvel organe, qui est ou devient un être semblable à l'un des deux1 . Le fluide séminal a dans chacune de ses molécules quelque analogie avec les membres dont il a été séparé. Dans l'irritation violente, il se transmet à chaque molécule une action analogue à chaque partie : cette analogie sépare celles qui doivent être lancées des autres : Et après cette séparation, leur coordination s'explique par la même analogie avec telle ou telle fonction particulière et qualité. Elles s'entraînent réciproquement pour s'arranger : folie conjecturale, plus folle pour les ignorants, moins folle pour les hommes instruits. Entre ces parties fécondantes, beaucoup sont d'un humide stérile interposé : cet humide est véhicule. Cela explique les ressemblances et les organes surabondants; plus ou moins de véhicule dans la semence,
1 Je sais à peu près tout ce que l'on peut dire de spécieux, peut être même de vrai, contre ces conjectures hardies de Diderot : mais je sais aussi ce qu'on peut raisonnablement opposer aux différentes hypothèses que les anatomistes, les physiologistes et les naturalistes ont proposées jusqu'à présent pour expliquer les mêmes phénomènes, et surprendre, arracher, s'il se peut, à la nature un secret qu'elle semble se plaire à rendre de jour en jour plus impénétrable. Il y a d'ailleurs entre Diderot et les anatomistes une différence très remarquable; c'est que ceux-ci racontent sérieusement les rêves de leur imagination, et croient tous avoir éclairci le mystère de 1a génération. Au lieu que Diderot, plus circonspect et moins sûr de tout ce qu'il dit sur cette matière difficile, ne donne son opinion que comme une folie conjecturale qu'il abandonne avec la même indifférence aux objections qui peuvent la détruire, et aux faits qui peuvent la rendre plus ou moins vraisemblable.
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Les germes préexistants, tels que Bonnet et les autres physiciens théistes les admettent, ne sont dans leur système qu'une absurdité de plus: le philosophe observateur exact et bon logicien, peut employer cette expression et admettre ces germes, mais n'ayant rien de commun avec les êtres: c'est une production qui n'existait pas et qui commence à exister, et dont l'expansion nécessaire forme un nouvel être semblable au premier. Un œil se fait comme une anémone : qu'est-ce qu'il y a de commun entre la griffe et la fleur? un homme se fait comme un œil. Qu'est-ce qu'il y a de commun entre la molécule de l'écorce du saule et le saule? Rien. Cependant cette molécule donne un saule. Comment? par une disposition première qui ne peut avec la matière nutritive amener un autre effet. Cela me semble aussi simple que de souffler dans une vessie flasque pour en faire un corps rond. Les molécules éparses qui doivent former le germe, se rendent là nécessairement. Rendues, elles forment un pepin, ce pepin n'a qu'un développement nécessaire; c'est un arbre, et ainsi de l'homme. Si la comparaison de la vessie choque, c'est qu'elle
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est trop simple, mais elle n'en est pas moins réelle et vraie.
Comme les détails peuvent seuls donner à une théorie un fondement solide et la distinguer d'une simple hypothèse, Diderot fait voir qu'ici les faits particuliers viennent partout à l'appui de ses principes philosophiques, et forment avec les phénomènes généraux un système lié dont les différentes parties, successivement développées, se prêtent un jour mutuel. Ainsi, après avoir fait sentir l'absurdité de ces deux dispositions; l'une, c'est qu'il y ait sur la surface de la terre un être, un animal qui ait été de toute éternité ce qu'il est à présent : l'autre, c'est qu'il n'y a nulle différence entre l'homme qui sortirait de la main d'un créateur, et l'enfant qui sort du sein d'une mère; il observe que celui qui ne connaît l'homme que sous la forme qu'il nous présente en naissant, n'en a pas la moindre idée; que ce n'est rien d'abord, puis un point vivant1 ; qu'à ce point vivant, imperceptible et mêlé de molécules plus petites, éparses dans le sang, la lymphe du père et de la mère, il s'en applique un autre, encore un autre, et que par ces applications ou2 appositions successives de molécules sen-
1 Harvey n'a vu d'abord dans la matrice qu'un point animé, autour duquel se sont successivement arrangés les différents membres qui composent l'animal. On n'y voit rien les cinq ou six premiers jours. Le septième, on aperçoit un bouton, puis une bulle, ensuite une espèce de tétard.
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sibles, il en résulte un animal, un tout, un système un, lui, ayant la conscience de son unité; que, comme une goutte de mercure se fond dans une autre goutte de mercure, une molécule sensible et vivante se fond dans une molécule sensible et vivante; d'abord il y avait deux gouttes, après le contact il n'y en a plus qu'une; avant l'assimilation il y avait deux molécules, après l'assimilation il n'y en a plus qu'une; la sensibilité devient commune à la masse commune; que le contact de deux molécules homogènes, parfaitement homogènes, forme la continuité, et c'est le cas de l'union, de la cohésion, de la combinaison, de l'identité1 la plus complète qu'on puisse imaginer : que, pour transformer en un seul et unique animal un essaim d'abeilles accrochées les unes aux autres par les pates, et formant à l'extrémité de la branche d'un arbre une longue grappe de petits animaux ailés, il ne faut qu'amollir les pales par lesquelles elles se tiennent, et de contiguës qu'elles étaient, les rendre
1 Cette observation de Diderot, que l'homogénéité jointe au contact est le principe de la continuité et de la plus forte adhésion, est très-juste, et je m'étonne qu'il ne l'ait pas prouvée par ce raisonnement simple; c'est que plus l'homogénéité des parties est grande, plus la séparation en est difficile. Le ciment de brique est le meilleur pour la brique : le ciment de grès est le meilleur pour le grès. Rien ne s'unit à l'eau comme l'eau, avec le feu comme le feu, avec l'air comme l'air, avec la terre comme la terre. D'où naît la dureté du diamant blanc? de son homogénéité : colorez-le, et il sera moins dur. Plus la particule constituante d'un corps est ténue, plus elle a de surface; plus il y a de points de contact dans le corps, plus la cohésion est grande.
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continues; entre ce nouvel état de la grappe et son état précédent, il y a certainement une différence marquée; et quelle peut être cette différence, sinon qu'à présent c'est un tout, un animal, un; et qu'auparavant ce n'était qu'un assemblage d'animaux. Que tous nos organes ne sont que des animaux distincts que la loi de continuité tient dans une sympathie, une unité, une identité générale; qu'il y aura des maladies inexplicables, et dans presque toutes, des phénomènes qu'on ne concevra point, si l'on se refuse à l'idée des organes considérés comme des animaux particuliers; que toute la langue de la médecine pratique semble avoir été faite d'après cette supposition; que chaque organe a son plaisir et sa douleur particulières, sa position, sa construction, sa chair, sa fonction, ses maladies accidentelles, héréditaires, ses craintes, ses dégoûts, ses appétits, ses remèdes, ses sensations, ses volontés, ses desirs, ses refus, ses mouvements, sa nutrition, ses stimulants, son traitement approprié, sa naissance, son développement1 .
1 Cette manière de considérer les différents organes du corps vivant n'est, au fond, que le principe même de Van-Helmont généralisé. Diderot n'est entré à cet égard dans aucun de ces détails si nécessaires pour multiplier la science, en donnant aux connaissances qui sont de son département ce degré d'évidence et de certitude qui peut seul les rendre utiles. Il s'est contenté de jeter ici en passant ces idées lumineuses et fécondes auxquelles il avait été conduit, de même qu'à cette vue également profonde de la vitalité de nos humeurs, par son grand principe de la sensibilité considérée comme propriété générale et universelle de la matière. Il ne devait rien à Van-Helmont, dont malheureusement il n'avait jamais lu les écrits. S'il a quelques idées qui lui sont communes avec ce médecin philosophe, c'est qu'ils ont eu tous les deux les mêmes maîtres; je veux dire une prodigieuse sagacité, une imagination vive et forte, un génie vaste, hardi, original, qui se plaît à se frayer partout de nouvelles routes. Quoi qu'il en soit, comme tout ce que Diderot dit de chaque viscère, dont il fait un être ou un animal qui a sa vie et ses fonctions particulières, a besoin de quelques éclaircissements qu'il n'a pas donnés dans ce dialogue, Bordeu va être ici son interprète et son commentateur. Ses pensées, telles qu'il les expose lui-même dans l'excellent ouvrage qu'il a publié sur l'Analyse médicinale du sang, sont très-propres à confirmer la théorie de Diderot : elles offrent surtout ces détails précieux qui ne se devinent point, qui sont, pour ainsi dire, la pierre de touche de tous les systèmes, et souvent même l'écueil contre lequel ils viennent se briser lorsqu'ils n'ont de vraisemblance et de réalité que dans l'imagination exaltée et poétique de ceux qui les inventent.
« Chaque partie organique du corps vivant, dit Bordeu, a sa manière d'être, d'agir, de sentir et de se mouvoir: chacune a son goût, sa structure, sa forme intérieure et extérieure, son odeur, son poids et sa manière de croître, de s'étendre et de se retourner toute particulière : chacune concourt, à sa manière et pour son contingent, à l'ensemble de toutes les fonctions, ou à la vie générale; chacune enfin a sa vie et ses fonctions distinctes de toutes les autres. Je ne sais si le fond d'une même nourriture, d'une matière première, et comme élémentaire de nourriture, peut suffire au développement et à la conservation de tant de parties différentes : je croirais que les aliments sont fournis de corpuscules destinés par leur nature à aller, par un choix spécial, nourrir, faire durer et subsister tel ou tel organe. Cette sorte d'homéomérie d' Anaxagoras, renouvelée de nos jours par un célèbre naturaliste, paraît avoir des fondements assez solides pour être prise pour un principe général de la réparation et de la formation des êtres vivants organisés. Ce que je crois certainement, c'est que chaque organe tenant son coin, comme je viens de le dire, et vivant de sa propre vie (pompée et renouvelée dans la masse, comme tout animal pompe et renouvelle sa vie dans l'air), chaque organe aussi ne « manque pas de répandre autour de lui, dans son atmosphère, dans son département, des exhalaisons, une odeur, des émanations qui ont pris son ton et ses allures, qui sont enfin de vraies parties de lui-même.
Je ne regarde pas ces émissions comme inutiles et de pure nécessité physique; je les crois utiles et nécessaires à l'existence de tout l'individu. La semence donne, comme on le sait, un ton mâle et ferme à toutes les parties, dès qu'elle est dans le cas d'être repompée et d'être renvoyée dans la masse des humeurs et des solides par le travail de ses organes naturels: elle met un nouveau sceau à l'animalité de l'individu, en partie soumis à l'action de cette liqueur créatrice. La comparaison entre les parties de la génération et l'organe qui semble le moins nécessaire et le moins noble, est aisée à faire. Voyez comment le foie teint de sa bile tout ce qui l'environne; prenez garde à l'odeur urineuse qu'exhalent les environs des reins; allez dans une boucherie éprouver comment chaque partie du corps donne à celle de son voisinage un air de ressemblance et d'analogie avec elle-même : cela paraît surtout dans les viscères. Mais examinez le sang qui revient de chaque région principale, celui de la tête, de la poitrine et du bas-ventre; il est évident que chacun d'eux a des qualités particulières qu'il a acquises dans le tissu des parties d'où il revient. Je prends enfin comme un fait médicinalement démontré, cette assertion sur les émanations continuelles que chaque organe envoie dans le sang....
L'école de Cos n'était pas embarrassée sur le fait et les voies des émanations; elle prenait tout franchement la semence pour le résidu ou l'extrait de la nutrition, ou pour des exhalaisons réfléchies par toutes les parties, pour le regorgement de leur richesse superflue, pour une copie ou empreinte de leur forme intérieure et extérieure. Cette idée de nos maîtres, qui étaient toujours si près de la nature, est bien remarquable: elle sert d'appui à ce que je viens d'exposer sur les émanations individuelles de chaque organe. J'en conclus que le sang roule toujours dans son sein des extraits de toutes les parties organiques, qu'encore une fois on ne me fera jamais regarder comme inutiles pour l'accord de la vie du tout, et qui ont des qualités et des propriétés particulières auxquelles n'atteignent point les expériences des chimistes.... Concluons que chaque organe du corps a, par ses émanations résultantes de son activité vitale, quelque rapport avec les fleurs qui répandent dans l'air une émanation séminale et vivante qui donne une idée de la semence des animaux et de toutes les autres exhalaisons à quoi leurs parties sont sujettes. »
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Qu'il y a une vie particulière aux organes, laquelle
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est prouvée par l'anguille, la grenouille coupées, le
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muscle séparé du bœuf, qui se meuvent1 par les in-
1 Un savant médecin dont l'ouvrage est très-instructif et fait beaucoup penser, a recueilli plusieurs phénomènes analogues auxquels il a joint une bonne étiologie des sentiments et des passions que conservent diverses parties dans lesquelles on a divisé les animaux vivants.
« Peyer et Haller, dit-il, attribuent tous les mouvements qu'on détermine par l'irritation des muscles dans des parties qui ont été retranchées depuis peu du corps vivant (surtout dans les grenouilles et les autres animaux à sang froid), à une propriété cachée dans les fibres musculaires; et ils disent que cette propriété est indépendante de tout sentiment, vu que le sentiment ne peut exister sans l'ame, qui n'est plus dans ces parties séparées du corps. Il est certain que ces membres tronqués n'ont point communication avec l'ame simple et indivisible. Mais il est facile de voir qu'ils conservent une partie du principe de la vie qui animait tout le corps de l'animal; et cette partie, lorsque ces membres sont irrités, se détermine à les mouvoir par le sentiment qu'elle a de cette irritation. En effet, dans les mouvements de ces membres réellement extirpés on observe des déterminations différentes de celles que nécessiterait la simple contraction du muscle qui est irrité; et de semblables déterminations ne peuvent être attribuées qu'à l'instinct que suit un reste de faculté vitale qui subsiste encore dans ces membres....
On ne peut rapporter qu'à des restes d'instinct les bonds que fait la queue d'un lézard qui a été récemment coupée; et la rétraction vive d'une pate qui vient d'être extirpée d'une grenouille vivante, lorsque ces membres tronqués tendent à fuir un aiguillon dont on les irrite. Les muscles nécessaires pour exciter ces mouvements se contractent alors, quoiqu'ils soient éloignés ou antagonistes de ceux qui sont les plus voisins de la partie irritée. Perrault a vu qu'une vipère dont on avait coupé la tête et les entrailles, prit son chemin dans un jardin vers un tas de pierres où elle avait coutume de se cacher. Kaau-Boerhave a fait une observation curieuse sur un jeune coq auquel on coupa la tête avec un rasoir, tandis qu'il courait avec avidité vers du grain qu'on lui présentait de loin, et qui parcourut ensuite dans la même direction, avec la même vitesse, un espace de vingt-trois pieds. On a vu dans l'homme même des exemples mémorables de cette divisibilité du principe vital à différentes parties du corps qui avaient été récemment séparées....
« Tous ces faits et beaucoup d'autres semblables qu'on pourrait alléguer, indiquent que des parties récemment retranchées du corps vivant (même dans l'homme) ont exécuté des mouvements qu'on ne peut rapporter qu'à des perceptions, à des sentiments, et à l'instinct même qui subsistait dans ces parties après la mort du tout. D'où il suit que c'est vainement qu'on nie que l'irritabilité dépende de la sensibilité, en se fondant sur cette assertion fausse, que tout sentiment étant attaché à l'ame doit être détruit dans le corps lors qu'elle en est séparée par la mort. »
Voyez Nouveau Éléments de la Science de l'homme, chap. IV, sect. 1re, pag. 46 et suiv.
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testins détachés du corps1 , qui gardent leur mouvement péristaltique; qu'il en est de l'organe, comme du serpent, de la vipère, de l'anguille : piquez le muscle paralysé, il y a contraction et mouvement; mais dans l'animal nulle connaissance de la piqûre, nulle connaissance, du lien. Piquez le cœur vivant, il y a contraction. et dilatation; piquez le cœur dépecé en morceaux, même phénomène en chaque partie. Sur le champ de bataille les membres séparés s'agitent comme autant d'animaux, preuve que la sensi-
1 Détachés du corps animal, privés de tout commerce avec le reste de la machine, les intestins jouissent encore de leur contractilité; et si on les irrite, ils se replient et exécutent un rampement vermiculaire par la contraction successive de leurs fibres charnues.
Voyez DUMAS, Principes de Physiologie, tome IV, page 304.
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bilité appartient à la matière animale; ce sont toutes parties souffrantes sans que l'animal souffre. Toutes parties vivantes, l'animal mort; donc la sensibilité et la vie des parties est distincte de la vie et de la sensibilité du tout: donc ce qu'on appelle ame, ou esprit, n'est la cause motrice, immédiate, ni de la sensibilité, ni de la vie, ni du mouvement; donc ce sont les nerfs, ou plutôt la matière chair dont ces qualités sont autant de propriétés : par la ligature on empêche le nerf de transmettre au cerveau l'impression faite au dessous. A mesure que la ligature se serre, le mouvement, la sensibilité et la vie diminuent dans un muscle. Il vient un instant où cet organe semble rester sans sensibilité et sans vie. Je demande s'il est mort; si l'ame s'en est retirée? Donc une ligature sépare cette ame pretendue du corps, et la ligature ôtée, la liaison renaît. Une ligature qui intercepte la liaison d'un être corporel et d'un être corporel, cela s'en tend; mais une ligature qui intercepte la liaison d'un être corporel et d'un être spirituel, il faut plus que de la pénétration pour entendre cela.
Mais comment dans ce système qui, conformément à l'expérience, à l'observation et au raisonnement, n'admet qu'une substance dans l'homme, rendre raison du phénomène de l'unité, ou de ce qui constitue le moi pour chaque individu? car il est bien sûr que je suis moi, que j'ai toujours été moi, et que, je ne serai jamais un autre. Le fait est clair, mais la raison du fait ne l'est aucunement dans l'hypothèse de ceux
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qui expliquent la formation de l'homme ou de l'animal en général, par l'apposition successive de plusieurs molécules sensibles. Chaque molécule sensible avait son soi avant l'application; mais comment l'a t-elle perdu, et comment de toutes ces pertes en est-il résulté la conscience d'un tout? Imaginez, dit Bordeu, ou Diderot dont il est ici l'interprète, une araignée au centre de sa toile; agitez un fil, et vous verrez l'animal alerte accourir : eh bien, si les fils que l'insecte tire de ses intestins et y rappelle quand il lui plaît, faisaient partie sensible de lui-même? Il fait voir ensuite qu'il y a de même en nous quelque part, dans un coin de notre tête, celui, par exemple, qu'on appelle les méninges, un ou plusieurs points où se rapportent toutes les sensations excitées sur la longueur des fils. Mais comme dans une question où il s'agit de la formation première de l'animal, de l'origine et de la nature de nos sensations, c'est s'y prendre trop tard que d'arrêter son regard et ses réflexions sur l'animal formé, Bordeu remonte à ses premiers rudiments, à cet instant où il n'était qu'une substance molle, filamenteuse, informe, vermiculaire, plus analogue au bulbe et à la racine d'une plante qu'à un animal. En effet, ceux qui ont quelque connaissance de physiologie savent que tout a commencé dans le fœtus par être d'une extrême mollesse : le crâne même n'a été qu'une membrane: Bordeu fait donc voir que sa tête, ses pieds, ses mains, tous ses organes, son cœur, ses poumons, ses intestins, ses muscles, ses os,
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ses nerfs, ses membranes, ne sont, à proprement parler, que les développements grossiers d'un réseau qui se forme, s'accroît, s'étend, jette une multitude de fils imperceptibles qui aboutissent à tous les points de la surface du corps; que chacun des brins du faisceau de fils se transforme, par la seule nutrition et par sa conformation, en un organe particulier. Un brin formant une oreille, donne naissance à une espèce de toucher que nous appelons bruit ou son; un autre formant le palais, donne naissance à une seconde espèce de toucher que nous appelons saveur; un troisième formant le nez et le tapissant, donne naissance à une troisième espèce de toucher que nous appelons odeur; un quatrième formant un œil, donne naissance à une quatrième espèce de toucher que nous appelons couleur: le reste des brins va former autant d'autres espèces de touchers qu'il y a de diversité entre les organes et les parties du corps : mais ces autres espèces de touchers n'ont pas de nom, parce qu'il n'y a pas autant de différence entre les sensations excitées par leur moyen, qu'il y en a entre les sensations excitées par le moyen des autres organes.
Aussitôt que vous avez supposé la molécule sensible, vous avez la raison d'une infinité d'infinités de divers effets ou touchers. Il y a l'infinie variété des chocs relatifs à la vitesse; il y a l'infinie variété d'une qualité physique; il y a l'infinie variété des effets combinés d'une seconde, d'une troisième, d'une multitude de qualités physiques. Et tous ces infinis se
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combinent encore avec la variété infinie des organes, et peut-être des parties de l'animal. Quoi! une huître pourrait éprouver toutes ces sensations? Non toutes, mais un assez grand nombre, sans compter celles qui naissent d'elle-même, et qui sortent du fond de sa propre organisation. Mais n'y a-t-il pas dans tous ces touchers bien des indiscernables? Beaucoup, répond Diderot; il en reste cependant plus que la langue la plus féconde n'en peut distinguer. L'idiome n'offre que quelques degrés de comparaison pour un effet qui passe par une suite ininterrompue, depuis la moindre quantité appréciable, jusqu'à son extrême intensité. Si cette infinie diversité de touchers n'existait pas, on saurait qu'on éprouve du plaisir et de la douleur, mais on ne saurait où les rapporter; il faudrait le secours de la vue; ce ne serait plus une affaire de sensation, ce serait une affaire d'expérience et d'observation : quand je dirais: J'ai mal au doigt; si l'on me demandait pourquoi j'assure que c'est au doigt que j'ai mal, il faudrait que je répondisse, non pas que je le sens, mais que je sens du mal, et que je vois que mon doigt est malade. Pour prouver ensuite que chaque brin du faisceau forme un organe particulier, Diderot fait par la pensée ce que nature fait quelque fois; il mutile le faisceau d'un de ses brins, par exemple, celui qui forme les yeux, et alors, ou l'animal n'aura point d'yeux, ou il n'en aura qu'un1 placé
1 Pour faire disparaître aux yeux de ceux qui n'ont aucune connaissance de l'anatomie ce que ces idées peuvent avoir d'étrange et de paradoxal, il suffit du fait consigné dans les Mémoires de l'Académie des Sciences, et dont cette société savante a été témoin.
Voyez l'Histoire de l'Académie des Sciences pour l'année 1717. —Il y est question d'un fœtus que M. Littre lui fit voir, et qui n'avait qu'un œil au milieu du front, point de nez, etc. Le détail de la dissection que l'on fit de ce fœtus est très-curieux, et tous les phénomènes rapportés confirment cette observation générale de M. Littre, c'est qu'il n'est presque rien qu'on n'imagine possible de ce qui peut arriver par un retranchement, une augmentation, ou un déplacement des parties.
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au milieu du front, et l'anatomiste qui disséquera ce monstre, ne lui trouvera, comme l'expérience l'a constaté, qu'un filet optique. Si l'on supprime le brin qui doit former le nez, l'oreille, etc., l'animal sera sans nez, sans oreilles, ou n'en aura qu'une; et l'anatomiste ne trouvera de même dans la dissection ni les filets olfactifs, ni les filets auditifs, ou ne trouvera qu'un de ceux-ci.
C'est par cette théorie fondée sur des faits bien connus des physiologistes, que Diderot rend raison des difformités originelles, phénomènes très-communs dans l'histoire naturelle de l'homme. Il double par la pensée quelques uns des brins du faisceau, et l'animal aura deux têtes1 , quatre yeux, quatre oreilles, trois pieds, quatre bras, six doigts à chaque main : il dérange les brins du faisceau, et les organes seront déplacés, les poumons seront à gauche, le cœur à droite : il colle ensemble deux brins, et les organes se confondront, les bras s'attacheront au corps, les
1 Fontenelle observe que c'est une chose infinie que les monstres qui le sont par quelques parties doubles. Voyez l'Histoire de l'Académie des Sciences, année 1702.
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cuisses, les jambes, les pieds se réuniront, et l'on aura toutes sortes de monstres imaginables. Mais pourquoi l'homme, pourquoi tous les animaux ne seraient-ils pas des espèces de monstres un peu plus durables? Le monstre naît et passe; la nature extermine l'individu en moins de cent ans: pourquoi la nature n'exterminerait-elle pas l'espèce dans une plus longue succession de temps? L'univers ne me semble quelquefois qu'un assemblage d'êtres monstrueux. Qu'est-ce qu'un monstre? Un être dont la durée est incompatible avec l'ordre subsistant: mais l'ordre général change sans cesse. Comment, au milieu de cette vicissitude, la durée de l'espèce peut-elle rester la même? Il n'y a que la molécule qui demeure éternelle et inaltérable. Les vices et les vertus de l'ordre précédent ont amené l'ordre qui est, et dont les vices et les vertus amèneront l'ordre qui suit, sans qu'on puisse dire que le tout s'amende ou se détériore. S'amender, se détériorer, sont des termes relatifs aux individus d'une espèce entre eux, ou aux différentes espèces entre elles. Quelle est la différence de l'homme tel que nous le connaissons, et du monstre? L'homme n'est qu'un effet commun, le monstre qu'un effet rare : 1tous, les deux également naturels , également
1 C'est ce que l'historien de l'Académie des Sciences, dont les vues sont souvent très-profondes, avait pensé, et ce qu'il a osé dire dans un temps où l'on était bien loin de toutes ces idées philosophiques, et où l'on n'avait presque aucune des connaissances nécessaires pour en voir la tendance. « Les monstres, dit-il, ne sont qu'extraordinaires, et ce qui est extraordinaire n'en est pas moins naturel. On regarde communément les monstres comme des jeux de la nature; mais les philosophes sont très-persuadés que la nature ne se joue point, qu'elle suit toujours inviolablement les mêmes règles, et que tous ses ouvrages sont, pour ainsi dire, également sérieux: il peut y en avoir d'extraordinaires, mais non pas d'irréguliers; et ce sont même souvent les plus extraordinaires qui donnent le plus d'ouverture pour découvrir les règles générales où ils sont tous compris. » Voyez l'Histoire de l'Académie des Sciences, année 1703.
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nécessaires, également dans l'ordre universel et général; tous les deux le produit d'une nature aveugle qui extermine tous les êtres contradictoires, c'est-à-dire ceux dont l'organisation ne s'arrange pas avec le reste de l'univers, et qui ne laisse subsister que ceux qui peuvent coexister facilement avec l'ordre général.
Que veulent donc dire ses panégyristes, les défenseurs des causes finales, lorsque, dans leur enthousiasme puéril, ces vains déclamateurs s'écrient: Voyez l'homme! etc. De quoi parlent-ils? Est-ce de l'homme réel, ou de l'homme idéal? Ce ne peut être de l'homme réel, car il n'y a pas sur toute la surface de la terre un seul homme parfaitement constitué, parfaitement sain. L'espèce humaine n'est donc qu'un amas d'individus plus ou moins contrefaits1 , plus
1 C'est une belle idée que celle de quelques médecins philosophes qui ont regardé le cours entier de la vie comme une sorte de maladie, qui a ses diverses phases et périodes, ses mouvements variés, ses crises, etc.; ils ont vu et calculé les âges et leurs révolutions comme autant de mouvements ou d'efforts critiques, accompagnés d'accidents plus ou moins actifs, douloureux, maladifs, etc. On sent quelle force et quelle évidence donne au raisonnement de Diderot cette théorie fondée partout sur l'expérience et sur cette anatomie vraiment médicale sans laquelle il n'y a aucune connaissance exacte et précise de l'animalité. Voyez Recherches sur le Pouls, chap. XXVI, pag. 223, 224. Paris, 1756, in-12.
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1 Voyez dans le Dictionnaire de la Philosophie ancienne et moderne, qui fait partie de l'Encyclopédie méthodique, l'article ORDRE DE L'UNIVERS. La question que Diderot traite ici en passant, y est examinée et discutée avec toute l'exactitude et toute la précision qu'exige son importance : c'est du moins le but que je me suis proposé dans cet article.
Au reste, il y a sur cette matière, comme sur beaucoup d'autres, tant de préjugés à détruire, et ces préjugés sont si fortement enracinés, si vieux, que tout ce qu'on peut espérer, c'est d'éclairer à cet égard la raison de quelques hommes d'un esprit naturellement juste et droit : mais il ne faut pas se le dissimuler, ceux qu'il serait le plus nécessaire de détromper et d'instruire, c'est-à-dire le peuple, les grands, les prêtres et les rois, seront toujours ce que l'histoire nous les montre dans tous les temps et chez toutes les nations, crédules, ignorants, superstitieux, intolérants et persécuteurs.
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moiselle Delespinasse et Bordeu entendant D'Alembert s'agiter entre ses rideaux, gardent un moment le silence; et ce philosophe, qu'ils croyaient endormi, reprend son rêve, déjà plusieurs fois interrompu ......
« Pourquoi suis-je tel? C'est qu'il a fallu que je fusse tel.... Ici, oui. Mais ailleurs? au Pôle? mais sous la Ligne? mais dans Saturne? Si une distance de quelques milliers de lieues change mon espèce, que ne fera point l'intervalle de quelques milliers de diamètres terrestres!... Je suis donc tel, parce qu'il a fallu que je fusse tel. Changez le tout, vous me changez nécessairement.... Tous les êtres circulent les uns dans les autres, par conséquent toutes les espèces. Tout est en un flux perpétuel. Pourquoi la longue série des animaux ne serait-elle pas des développements différents d'un seul1 ? Tout animal est plus ou moins homme, tout minéral est plus ou moins plante; toute plante est plus ou moins animal2 . Il n'y a rien de précis en nature. Toute chose est plus ou moins une chose quelconque, plus ou moins terre, plus ou moins eau, plus ou moins air, plus ou moins feu, plus ou moins d'un règne3 ou d'un autre. Donc rien n'est de
2 Fontenelle était tout voisin de ces principes, lorsqu'il disait qu'un certain plan général de structure est tellement le même de part et d'autre, qu'on pourrait presque penser que les végétaux sont des animaux auxquels il manque le sentiment et le mouvement volontaire. Voyez la note suivante.
3 Ne doit-on pas avouer, dit Bordeu, qu'il y a dans les animaux, même les plus parfaits, des parties qui approchent plus du règne végétal que bien d'autres? n'en trouverait-on pas encore qui seraient intermédiaires entre les deux règnes? Ainsi un animal est composé de différentes parties qui appartiennent chacune à différents règnes de la nature. Voyez Recherches sur les glandes, §. 110, page 382, et la Physiologie des corps organisés, où l'on démontre la chaîne de continuité qui unit les différents règnes de la nature, par M. de Necker. Bouillon, 1775.
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l'essence d'un être particulier, puisqu'il n'y a aucune qualité dont aucun être ne soit participant, et que c'est le rapport plus ou moins grand de cette qualité qui nous la fait attribuer à un être exclusivement à un autre.... Et vous parlez d'individus, pauvres philosophes; laissez là vos individus. Ne convenez-vous pas que tout tient en nature, et qu'il est impossible qu'il y ait un vide dans la chaîne des êtres, qu'il ne faut pas croire interrompue par la diversité1 des formes? Que voulez-vous donc dire avec vos individus? Il n'y en a point. Il n'y a qu'un seul grand individu, c'est le tout. Dans ce tout, comme dans une machine, dans un animal quelconque, il y a une partie que vous appellerez telle ou telle; mais quand vous donnerez le nom d'individu à cette partie du tout, c'est par un concept aussi faux que si dans un oiseau vous donniez le nom d'individu à l'aile, etc. Qu'est-ce qu'un animal, une plante? une coordination
1 Diderot remarque ailleurs que la forme n'est souvent qu'un masque qui trompe, et que la chaîne qui paraît manquer réside peut être dans un être connu à qui les progrès de l'anatomie comparée n'ont encore pu assigner sa véritable place. Cette manière de classer les êtres est très-pénible et très-lente. Ce ne peut être que le fruit des travaux successifs d'un grand nombre de naturalistes. Attendons, et ne nous pressons pas de juger.
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de molécules infiniment actives, un enchaînement de petites forces vives que tout concourt à séparer. Qu'est-ce qu'un être?... La somme d'un certain nombre de tendances. Et les espèces? Les espèces ne sont que des tendances à un terme commun qui leur est propre. Et la vie ? La vie, une suite d'actions et de réactions. Vivant, j'agis et je réagis en masse; mort, j'agis et je réagis en molécules. Naître, vivre et passer1 , c'est changer de formes. Qui sait les races d'animaux qui nous ont précédés? Qui sait les races d'animaux qui succéderont aux nôtres? Qui sait si ce bipède déformé, qui n'a que quatre pieds de hauteur, qu'on appelle encore dans le voisinage du pôle un homme, et qui ne tarderait pas à perdre ce nom en se déformant un peu davantage, n'est pas l'image d'une espèce qui passe? Qui sait s'il n'en est pas ainsi de toutes les
1 L'auteur des Recherches sur la sensibilité, a sur la mort, prise dans un sens philosophique et précis, des idées très-analogues à celles de Diderot. « A parler strictement, dit ce savant médecin, il n'y a point de mort réelle dans la nature : même après la dissolution des corps, il reste dans leurs éléments l'action de la vie qui leur est propre; cette action ne s'éteint point, elle se développe même plus fortement; c'est une sorte de tendance à l'agrégation, à la combinaison dont jouit chaque molécule de matière, qui, changeant sans cesse de forme, n'en reste pas moins imprégnée de cette force motrice dans quelque état qu'elle se trouve. Le sentiment, comme nous le verrons ailleurs, n'est point une faculté nouvelle résultant de l'organisation des corps, c'est seulement une faculté que cet état d'organisation permet au principe actif de déployer; quand l'instrument est détruit, la force vitale ne s'exerce plus, les corps organisés rentrent dans la classe dont ils étaient sortis; ils ne sont pas morts, mais ils vivent moins; leur vie est moins étendue, et par conséquent moins parfaite. »
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espèces d'animaux? Si l'homme ne se résout pas en une infinité d'hommes, il se résout du moins en une infinité d'animalcules dont il est impossible de prévoir les métamorphoses et l'organisation future et dernière. Qui sait si ce n'est pas la première d'une seconde génération d'êtres, séparée de celle-ci par un intervalle incompréhensible de siècles et de développements successifs? Je vois des métamorphoses assez rapides; pourquoi n'y en aurait-il pas dont les périodes seraient plus éloignées? Peut-être faut-il pour renouveler les espèces dix fois plus de temps qu'il n'en est accordé à leur durée. Tout change; tout passe; il n'y a que le tout qui reste. Le monde commence et finit sans cesse; il est à chaque instant à son commencement et à sa fin; il n'en a jamais eu d'autre et il n'en aura jamais d'autre. Dans cet immense océan de matière, pas une molécule qui ressemble à une molécule; pas une molécule qui se ressemble à elle-même un instant.
• • • • • • • Rerum novus nascitur ordo.
Voilà l'inscription éternelle du monde.... »
Ces idées, purement systématiques dans ce moment, mais au fond très-conformes à la saine philosophie, et qui se vérifieront d'autant plus que les connaissances de l'homme feront plus de progrès, ne devaient pas être proposées avec cette confiance qu'inspirent des faits susceptibles de démonstration. Diderot l'a senti; aussi a-t-il mis cette belle excursion sur les formes successives et transitoires des êtres,
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dans la bouche de D'Alembert, et dans un instant où ce philosophe, après une nuit agitée et interrompue par divers accès de rêves, suite assez naturelle d'un entretien qu'il a eu la veille avec Diderot, est plongé dans cet état de sommeil où les sensations de l'animal sont quelquefois si liées, si suivies, que l'homme éveillé n'aurait ni plus de raison, ni plus d'éloquence, ni plus d'imagination. Ces sortes d'excursions, que le titre de ce Dialogue amène si naturellement, y sont placées avec beaucoup d'art et de sobriété : elles tiennent par des fils plus ou moins distincts au fond du système, et donnent lieu aux interlocuteurs, par les phénomènes analogues qu'elles leur rappellent, d'appliquer ces faits au raisonnement pour confirmer la théorie dans certains cas particuliers où l'expérience peut seule la distinguer d'une simple opinion.
Quoi qu'il en soit de ces dernières conjectures où l'on arrive par analogie, c'est-à-dire en partant de la comparaison de choses qui ont été ou qui sont, pour en conclure celles qui seront, Bordeu poursuit l'exposé de son système que l'excursion de D'Alembert a interrompu, et il fait voir qu'il y a des exemples remarquables et sans nombre de ces difformités originelles autres que les bossus et les boiteux; qu'il y a autant de monstres qu'il y a d'organes et de fonctions dans l'homme, des monstres d'yeux, d'oreilles, de nez, qui vivent, tandis que les autres ne vivent pas : des monstres de position de parties, des monstres par
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superfétation, des monstres par défaut; il ne doute pas qu'il n'y ait des dispositions d'organes indifférents à la vie; tous les viscères intérieurs, depuis l'orifice de l'œsophage jusqu'à l'extrémité du canal intestinal, les poumons, le cœur, l'estomac, la rate, peuvent être dans un ordre renversé de l'ordre commun qu'on appelle l'ordre naturel, sans conséquence fâcheuse pour tout le système : c'est ce qu'attestent une foule de phénomènes observés et recueillis par les plus célèbres anatomistes. Il ajoute que le faisceau de fils constitue la différence originelle et première de toutes les espèces d'animaux, et que les variétés du faisceau d'une espèce font toutes les variétés monstrueuses de cette espèce. L'homme, dit-il, n'est peut-être que le monstre de la femme, ou la femme que le monstre de l'homme dont elle a toutes les parties1 ; ce qu'il démontre par une suite de faits anatomiques très-curieux, et qui jettent un grand jour sur cette matière.
Après avoir ainsi établi que l'organisation détermine les fonctions et les besoins de l'animal, que les besoins influent de même sur l'organisation, et que cette influence peut aller quelquefois jusqu'à produire2 des organes, toujours jusqu'à les transformer;
2 Diderot avait vu un enfant en qui l'orifice de la vulve avait pris à la longue l'action d'un sphincter, s'ouvrant et se resserrant pour lâcher et retenir l'urine qui descendait dans le vagin, à travers une crevasse qui était restée au plancher qui sépare ce canal de celui de l'urètre, à la suite d'une opération de la taille maladroitement faite. On pourrait citer un grand nombre de faits qui prouvent la vérité de l'assertion énoncée dans le texte.
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que le plaisir et la douleur ont été les premiers maîtres1 de l'animal; que ce sont eux qui ont appris peut-être à toutes les parties leurs fonctions, et les ont rendues habituelles et héréditaires, que nos vices et nos vertus tiennent de fort près à nos organes; que l'aveugle qui ne voit pas les formes de l'homme qui souffre, le sourd qui n'en tend pas ses cris, celui qui a la fibre raide et racornie, et qui n'a que des sensations obtuses, celui qui manque d'imagination et ne peut se rappeler le spectacle des événements passés, ne peuvent être doués ni d'une grande commisération, ni d'un goût bien exquis de la bonté et de la beauté, ni d'un violent amour de la vérité. Diderot fait plusieurs remarques très-importantes; celles-ci entre autres : Que la perfectibilité de l'homme naît de la faiblesse de ses sens, dont aucun ne prédomine sur l'organe de la raison. S'il avait le nez du chien, il flairerait toujours; l'œil de l'aigle, il ne cesserait de regarder;
1 L'animal par sa sensibilité cherche le bien-être. Son bien-être demande que le sphincter de l'urètre et le sphincter de l'anus restent contractés, et c'est leur état habituel; il demande que cette contraction soit plus ou moins forte, et elle en est susceptible. Le bien-être de l'animal demande que le sphincter de la pupille soit constamment dilaté, et il l'est; il demande que cette dilatation soit susceptible de plus et de moins, et elle en est susceptible. Toutes ces conditions sont les conditions nécessaires, essentielles de l'existence, et sans lesquelles l'animal ou ne serait pas, ou serait autrement qu'il n'est. Il est tel, parce qu'il faut nécessairement qu'il soit tel dans la coordination actuelle.
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l'oreille de la taupe, ce serait un être écoutant; que nos sensations en général ne sont toutes qu'un toucher diversifié1 ; que toutes les fois que la sensation est violente, ou que l'impression d'un objet est extrême, et que nous sommes tout à cet objet, nous sentons, nous ne pensons pas. C'est ainsi que nous sommes dans l'admiration, dans la tendresse, dans la colère, dans l'effroi, dans la douleur, dans le plaisir : ni jugement, ni raisonnement quand la sensation est unique. Les animaux, dans lesquels un sens prédomine, sentent fortement, raisonnent peu. Les grandes passions sont muettes, elles ne trouvent pas même d'expressions pour se rendre. Est-ce qu'on pense dans le moment où l'émission du fluide séminal fait éprouver le plus vif et le plus délicieux des plaisirs? est-ce qu'on pense quand on est vivement chatouillé? est-ce qu'on pense quand on est vivement affecté par la poésie, la musique ou la peinture? est-ce qu'on pense quand on voit son enfant en péril? est-ce qu'on pense au milieu d'un combat? Combien de circonstances où, si l'on vous demandait, pourquoi n'avez vous pas fait, pourquoi n'avez-vous pas dit cela? vous répondriez, c'est que je n'y étais plus. Les affections violentes secouent l'origine du faisceau, mais chaque brin oscille séparément.
Diderot fait voir ensuite que l'homme est double,
1 Kaau-Boerhaave, dans son ouvrage intitulé Hippocrates impetum faciens, dit de lui-même qu'ayant perdu l'ouïe, il entendait un air en portant la main sur l'instrument.
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c'est-à-dire qu'il y a en lui l'animal et l'homme, ou, si l'on veut, des organes sensibles et vivants, accouplés, sympathisants, soit par habitude, soit naturellement, et concurrents à un même but sans la participation de l'animal entier; que la sensibilité est une qualité propre à l'animal, qui l'avertit des rapports qui sont entre lui et tout ce qui l'environne; que toutes les parties de l'animal sont plus ou moins douées de cette qualité; que la moëlle cérébrale et la pulpe des nerfs la possèdent à un degré éminent; que les doigts l'ont relativement aux houppes nerveuses dont ils sont garnis à leurs extrémités; les papilles appliquées à l'objet du toucher reçoivent l'impression sur leur partie nerveuse qui la transmet au tronc des nerfs et au cerveau; et voilà ce qu'on appelle le toucher, etc.
Il observe que c'est le cerveau, ce centre de réunion de tout le système des nerfs, ou, pour suivre la comparaison que l'on a vue plus haut, que c'est l'araignée qui est à l'origine commune de toutes les pates qui rapporte à tel ou tel endroit le plaisir ou la douleur sans l'éprouver; que c'est le rapport constant, invariable de toutes les impressions à cette origine commune qui constitue l'unité de l'animal; que c'est la mémoire de toutes ces impressions successives qui fait pour chaque animal l'histoire de sa vie et de son soi; que c'est la mémoire et la comparaison qui s'ensuivent nécessairement de toutes ces impressions, qui font la pensée et le raisonnement; que cette comparaison se fait à l'origine du réseau qui n'a aucun
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sens qui lui soit propre, qui ne voit point, n'entend point, ne souffre point; que la conscience du soi et la conscience de son existence sont différentes; en effet, des sensations continues, sans mémoire, donneraient la conscience ininterrompue de son existence: elles ne produiraient nulle conscience du soi; qu'à travers toutes les vicissitudes que l'animal subit dans le cours de sa durée, et n'ayant peut-être pas aujourd'hui une des molécules qu'il apporta en naissant, c'est par la mémoire et par la lenteur des vicissitudes qu'il est resté lui pour les autres et pour soi : idée neuve, féconde, et dont il prouve la justesse par un raisonnement qui porte l'évidence et la conviction dans l'esprit.
A ces considérations générales sur le cerveau, Bordeu, que Diderot fait parler, en ajoute de particulières qui ne sont ni moins curieuses, ni moins importantes. Il observe que la caractéristique de l'homme est dans son cerveau1 , et non dans son organisation extérieure; que le cerveau ne pense non plus de lui-même que les yeux ne voient et que les autres sens n'agissent d'eux-mêmes; que dans l'état parfait de santé, où il n'y a aucune sensation locale prédominante qui fasse discerner une partie du corps, état que tout homme a quelquefois éprouvé, l'homme
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n'existe qu'en un point du cerveau; il est tout au lieu de la pensée; que peut-être, en s'examinant de fort près, trouverait-on que triste ou gai, dans la peine ou le plaisir, il est toujours tout au lieu de la sensation; il n'est qu'un œil quand il voit, ou plutôt qu'il regarde; qu'un nez quand il flaire; qu'une petite portion du doigt quand il touche. Mais cette observation difficile est moins à vérifier par des expériences faites exprès, que par le souvenir de ce qui s'est passé en nous, lorsque nous avons été tout entier à l'usage de quelques-uns de nos sens : il ajoute que tout ce qui se passe dans le cerveau n'est qu'un effet de ce qui se passe hors de lui, et réciproquement; qu'il lui faut pour penser des objets, comme il en faut à l'œil pour voir; que ce n est guère qu'un organe secondaire qui n'entrerait jamais en action sans l'entremise des autres organes; qu'il est sujet à tous leurs vices; qu'il est vif et obtus comme eux; qu'il est paralysé dans les imbéciles; les témoins sont sains, le juge est nul; que ce juge se trompe quelquefois lui-même; qu'il a besoin d'expérience, sans quoi il prendra la sensation de la glace pour celle du feu; qu'il donne un volume presque infini à l'individu, ou le concentre presque dans un point; qu'il est sujet à des préventions d'habitude; on sent du mal à un membre qu'on n'a plus; lorsqu'on avait le membre, de ce membre affecté la sensation allait au cerveau; si, par quelque cause, la même sensation est ressuscitée, alors on rapportera la sensation à son ancienne origine, et l'on aura mal
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au membre qu'on n'a plus. Souvent la douleur se fait sentir ailleurs qu'à la partie blessée; c'est un effet de la liaison du nerf avec un autre dont l'origine est commune à tous les deux. Il faut voir dans l'ouvrage même par combien de faits singuliers et appliqués avec autant de justesse que de sagacité, Bordeu confirme sa théorie; comment il prouve qu'en dérangeant l'origine du faisceau on change l'animal qui semble être là tout entier, tantôt dominant les ramifications; tantôt dominé par elles; alternativement sous le despotisme et sous l'anarchie; sous le despotisme, lors que l'origine du faisceau commande, et que tout le reste obéit; l'anarchie, lorsque tous les fils du réseau sont soulevés contre leur chef, et où il n'y a plus d'autorité suprême, comme dans les grands1 .
1 Pour faire bien sentir l'action particulière de chaque partie, Bordeu, que Diderot fait toujours parler, compare ailleurs le corps vivant à un essaim d'abeilles qui se ramassent en pelotons, et qui se suspendent à un arbre en manière de grappe. Cette grappe est un tout collé à une branche d'arbre par l'action de bien des abeilles qui doivent agir ensemble pour se bien tenir : il y en a qui sont attachées aux premières, et ainsi de suite; toutes concourent à former un corps assez solide, et chacune cependant a son action particulière à part; une seule qui viendra à céder ou à agir trop vigoureusement dérangera toute la masse d'un côté. Lorsqu'elles conspireront toutes à se serrer, à s'embrasser mutuellement, et dans l'ordre et les proportions requises, elles composeront un tout qui subsistera jusqu'à ce qu'elles se dérangent. L'application est aisée; les organes du corps sont liés les uns avec les autres, ils ont chacun leur district et leur action : les rapports de ces actions, l'harmonie qui en résulte, font la santé; si cette harmonie se dérange, soit qu'une partie se relâche, soit qu'une autre l'emporte sur celle qui lui sert d'antagoniste; si les actions sont renversées, si elles ne suivent pas l'ordre naturel, ces changements constitueront des maladies plus ou moins graves. (Recherches anatomiques sur les glandes, §. 125, p.452, 453.) Voyez ce qu'il dit §. 131, des effets des passions, à l'égard desquelles il en est comme des autres fonctions particulières qui, lorsqu'elles s'exercent, en suspendent d'autres: les unes suspendent la digestion; les autres font couler les larmes; il y en a qui augmentent la sécrétion de la semence, d'autres font que sa salive inonde la bouche; peut-être même, si on l' examinait attentivement, trouverait-on qui chaque passion a un rapport particulier avec quelque organe qu'elle excite ou qu'elle relâche.
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accès de passion, dans les délires, dans les périls imminents, dans les vapeurs, etc.
De toutes les questions incidentes qui sont plus ou moins liées à son sujet, il n'en néglige aucune; et si, pour ne pas s'écarter de l'objet principal, déjà si compliqué, il n'en dit pas assez pour les approfondir, il tire au moins de son système des principes qui peuvent servir à les résoudre : c'est ainsi qu'en indiquant en peu de mots les causes de la stupidité et de la folie, dont l'une consiste dans l'atonie de nerfs1 , et l'autre dans leur érétisme habituel2, l'explication de ces phénomènes conduit naturellement un des interlocuteurs à demander pourquoi on ne pense pas partout: question que Bordeu résout très-bien par cette raison, que la conscience n'est qu'en un en-
1 C'est entre ces deux extrêmes, one sont renfermées toutes les diversités des esprits et des caractères. Les meninges sont toujours affectées dans la folie, l'apoplexie, le délire, l'ivresse.
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droit, et qu'elle ne peut être que dans un endroit, au centre commun de toutes les sensations; là où est la mémoire, là où se font les comparaisons. Chaque brin du faisceau n'est susceptible que d'un certain nombre déterminé d'impressions, de sensations successives, isolées, sans mémoire; l'origine est susceptible de toutes, elle en est le registre, elle en garde la mémoire ou une sensation continue, et l'animal est entraîné, dès sa formation première, à s'y rapporter soi, à s'y fixer tout entier, à y exister; et si le doigt pouvait avoir de la mémoire, le doigt penserait. Qu'est-ce donc que la mémoire? La propriété du centre; le sens spécifique de l'origine du réseau, comme la vue est la propriété de l'œil: et il n'est pas plus étonnant que la mémoire ne soit pas dans l'œil, qu'il ne l'est que la vue ne soit pas dans l'oreille. Sans la mémoire, à chaque sensation, l'être sensible passerait du sommeil au réveil, et du réveil au sommeil : à peine aurait-il le temps de s'avouer qu'il existe. A chaque sensation il sortirait du néant, et il y retomberait.
C'est par une suite des mêmes principes qu'il réduit aux plus simples termes ces phénomènes généraux, tels que la raison, le jugement, l'imagination, la folie, l'imbécillité, la férocité, l'instinct, etc., en faisant voir que toutes ces qualités ne sont que des conséquences du rapport originel, ou contracté par l'habitude, de l'origine du faisceau à ses ramifications. Le principe ou le tronc est-il trop vigoureux relati-
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vement aux branches? De là les poètes et les artistes, les gens à imagination, les hommes pusillanimes, les enthousiastes, les fous. Trop faible? De là ce que nous appelons les brutes, les bêtes féroces. Le système entier lâche, mou, sans énergie? De là les imbéciles. Le système entier énergique, d'accord bien ordonné? De là les bons penseurs, les philosophes, les sages. Selon la branche tyrannique qui prédomine, l'instinct qui se diversifie dans les animaux; le génie qui se diversifie dans les hommes. Le chien a l'odorat; le poisson, l'ouïe; l'aigle, la vue. D'Alembert est géomètre, Vaucanson machiniste, Piccini musicien, Voltaire poète; effet varié d'un brin du faisceau plus vigoureux qu'aucun autre, et que le brin semblable dans les êtres de leur espèce.
Cette importante conversation que le Rêve de D'Alembert a occasionée, et à laquelle il sert alternativement de texte et d'éclaircissement pendant qu'il dort, devient générale au moment de son réveil, lequel amène naturellement la question sur le sommeil que Diderot, sous le nom de Bordeu, définit très-bien, un état de l'animal où il n'y a plus d'ensemble, tout concert, toute subordination cesse. Le maître est abandonné à la discrétion de ses vassaux et à l'énergie effrénée de sa propre activité. C'est une lassitude ou torpeur qui surprend quelquefois toute la masse du réseau, ou qui passe, soit de l'origine aux filets, soit des filets à l'origine du faisceau. Le sommeil est parfait lorsque la torpeur est générale. Il est interrompu,
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troublé, agité, lorsque la torpeur dure en certaines parties, et cesse en quelques autres. L'insomnie est un vice de l'origine du faisceau. Le fil optique s'est il agité? L'origine du réseau voit; il entend, si c'est le fil auditif qui le sollicite. L'action et la réaction sont les seules choses qui subsistent entre eux : c'est une conséquence de la propriété centrale, de la loi de continuité et de l'habitude. Le rêve monte ou descend : ou monte des filets à l'origine, ou descend de l'origine aux filets. Si l'organe destiné à l'acte vénérien s'agite, l'image d'une femme se réveillera dans le cerveau; si cette image se réveille dans le cerveau, l'organe destiné à la jouissance s'agitera. Si l'on y fait bien attention, on trouvera que les images du rêve sont très-souvent plus voisines et plus fortes que les images réelles : on trouvera encore que les images, réveillées dans le cerveau par l'agitation des organes, sont aussi plus fortes que les images réveillées par l'agitation du cerveau même. Il est plus grand peintre quand il est passif, qu'il ne l'est quand il est actif: ou pour suivre l'hypothèse de Diderot, le rêve qui monte est plus vif que le rêve qui descend. Le rêve fait entendre un discours; l'autre excite un desir; un troisième suscite une image. C'est la conversation de plusieurs personnes qui parlent à la fois de différents sujets. Cela ressemble encore davantage à ce jeu où l'on écrit un commencement de phrase qu'un autre continue, et ainsi successivement.
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Dans la veille, le réseau obéit aux impressions de l'objet extérieur; dans le sommeil, c'est de l'exercice de sa propre sensibilité qu'émane tout ce qui se passe en lui. Il n'y a point de distraction dans le rêve, de là sa vivacité; c'est presque toujours la suite d'un éréthisme, un accès passager de maladie; l'origine du réseau y est alternativement active et passive d'une infinité de manières, de là son désordre. Les concepts y sont quelquefois aussi liés, aussi distincts que dans l'animal exposé au spectacle de la nature; de là sa sévérité; de là l'impossibilité de le distinguer de l'état de veille: nulle probabilité de l'un de ces états, plutôt que de l'autre : nul moyen de reconnaître l'erreur que par l'expérience, et il n'est pas toujours possible d'y avoir recours. Le passage de la veille au sommeil est toujours un petit délire. Les organes diversement fatigués sont comme des voyageurs qui se séparent : l'un marche encore, tandis que l'autre harassé, continue sa route. De là cette succession d'images, de sons, de goûts, de sensations décousues à l'origine du faisceau, ou au sensorium commune.
Bordeu, ou plutôt Diderot, n'a pas oublié d'observer que les fonctions animales ou intellectuelles sont suspendues pendant le sommeil, mais non pas les vitales. Il fait une autre remarque qui n'est pas moins importante par l'éclaircissement auquel elle donne lieu. C'est que, si dans le sommeil tranquille la conscience du soi cesse entièrement; dans le sommeil troublé, on n'a pas seulement la conscience du
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soi, on a encore celle de sa volonté et de sa liberté, deux mots qu'il suffit de bien définir pour renverser une foule d'idées établies, et en faire sentir le vide et l'inutilité.
Qu'est-ce donc que cette liberté, qu'est-ce que cette volonté de l'homme qui rêve? La même que celle de l'homme qui veille. La dernière impulsion du desir ou de l'aversion, le dernier résultat de tout ce qu'on a été depuis sa naissance jusqu'au moment où l'on est; et il est impossible à l'esprit le plus délié d'y apercevoir la moindre différence.
En effet, est-ce qu'on veut de soi-même? La volonté naît toujours de quelque motif intérieur ou extérieur, de quelque impression présente, de quelque projet dans l'avenir. Elle n'est pas moins mécanique que l'entendement. Un acte de la volonté, sans une cause qui la meut et la détermine, est une chimère. La douleur, le plaisir, la sensibilité, les passions, le bien ou le malaise, le besoin, les appétits, les sensations intérieures et extérieures, les habitudes, l'imagination, l'instinct, l'action propre des organes commandent à la machine, et lui commandent involontairement. Qu'est-ce en effet que la volonté, abstraction faite de toutes ces causes? Rien. Je veux, n'est qu'un mot. Examinez-le bien, et vous ne trouverez jamais qu'impulsion, conscience et acquiescement: impulsion involontaire, conscience ou aséité, acquiescement ou attrait senti. Il n'y a rien de libre dans les opérations intellectuelles, ni dans la
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sensation, ni dans la perception, ni dans la vue des rapports des sensations entre elles, ni dans la réflexion ou la méditation, ou l'attention plus ou moins forte à ces rapports, ni dans le jugement ou l'acquiescement à ce qui paraît vrai. Toutes les pensées naissent les unes des autres : cela est évident. Les opérations intellectuelles sont également enchaînées. La perception naît de la sensation : de la perception, la ré flexion, la méditation et le jugement.
C'est par ces principes d'une raison éclairée par la méditation, l'expérience et l'observation, que Bordeu, un des interlocuteurs, résout la question des volontaires et involontaires. Il explique nettement ce qu'il y a de vrai dans cette distinction; et après avoir établi que la différence de l'animal ou de la machine de chair, et de la machine de fer ou de bois, de l'homme, du chien ou de la pendule, c'est que dans celle-ci tous les mouvements nécessaires ne sont accompagnés ni de conscience ni de volonté, et que dans celle-là, également nécessaires, ils sont accompagnés de conscience et de volonté; il ajoute que les mouvements volontaires ne le sont pas toujours. En effet, j'étends involontairement mon bras à l'approche d'un obstacle dont je suis menacé. Dans une chute, je porte une main en avant, tandis que l'autre s'élance involontairement en arrière. Je suis alternativement ou je cesse d'être le maître de mes paupières.
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C'est, ce me semble, à cette occasion, et en parlant de certains mouvements involontaires, que Bordeu ou D'Alembert résout un problème de mécanique rationnelle d'autant plus important, que dans le cas proposé, comme dans beaucoup d'autres, la géométrie peut seule éclairer la pratique et diriger sûrement l'animal que la nature ne conseille pas toujours bien dans le danger, comme l'un ou l'autre de ces interlocuteurs le prouve par cet exemple sensible.
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fallait vous donner pour votre salut. Vous êtes mu par deux forces; la force de votre élan, et la force dont votre voiture est emportée : vous ne suivrez la direction ni de l'une ni de l'autre; vous irez par la diagonale. Si la direction de la force d'élan rase la roue de derrière, la diagonale passera nécessairement entre les deux roues, et vous serez sain et sauf. Si la direction de la force d'élan rase la roue de devant, vous serez jeté sur cette roue, vous en serez renversé et brisé par la roue de derrière. Si vous vous élancez au milieu de l'intervalle qui sépare les deux roues, ou vous serez atteint de la roue de derrière, ou précipité sur la roue de devant, ou vous échapperez à l'une et à l'autre. L'un de ces trois cas arrivera selon le rapport de la force de votre élan à la force dont la voiture est emportée, rapport qui détermine la position de la diagonale. Ainsi le seul expédient qui soit sûr, c'est que la direction de la force d'élan soit tangente à la roue de derrière; expédient qu'on n'a pas même l'intrépidité de choisir, lorsqu'on est rassuré d'avance par la théorie1 . »
1 C'est à Pétersbourg, et chez un grand seigneur, que cette question fut agitée. Diderot, sans y avoir beaucoup réfléchi, mais qu'une conception vive et prompte, une grande sagacité et un certain esprit de divination mettait d'abord sur la route du vrai, même dans les recherches dont il s'occupait pour la première fois, résolut le problème proposé à peu près comme on l'a vu ci-dessus. Quoique les principes qui l'avaient dirigé dans sa solution fussent clairs, simples, traduits et exprimés dans une langue fort abrégée, et qui n'exigeait pour être entendue que des notions élémentaires de géométrie, c'en était beaucoup trop encore pour les auditeurs, la plupart princes ou comtes, classe d'hommes en général mal élevée et fort ignorante, surtout en Russie. Diderot fut donc contredit; un chacun lui fit des objections; les uns, de ce ton leste et assuré dont on décide de tout quand on ne sait rien; les autres, avec plus de défiance et de circonspection, mais sans rien éclaircir. Cependant Euler, présent à cette discussion, gardait un silence profond. Les actes de pouvoir arbitraire dont il avait été si souvent le témoin pendant son séjour en Russie, et le mépris impudent de ce gouvernement pour les droits les plus sacrés, les plus imprescriptibles de l'homme, avaient produit sur lui une impression vive et forte que le temps n'avait point affaiblie; et il faut avouer que les premières pages de l'histoire du nouveau règne n'étaient pas faites pour le rassurer sur les suivantes. Il savait d'ailleurs que l'amour-propre et les prétentions des grands, et en général de tous les hommes, sont toujours en raison inverse de leur mérite et des titres qu'ils ont à l'estime et à l'éloge de leurs contemporains; et il craignait le ressentiment de ceux dont il ne partageait pas l'opinion.
Son témoignage dans une dispute où, pour être juste et sincère avec lui-même, il fallait prononcer en faveur du philosophe isolé contre des hommes puissants, impérieux, et aussi vains de leurs connaissances superficielles que des ordres et des cordons dont ils étaient chargés, lui paraissait ce que Tacite appelait intempestivam sapientiam; et sans doute il pensait comme cet ancien, que les vers de ceux qui peuvent proscrire sont toujours excellents : tant il est vrai que le spectacle habituel des injustices et des crimes de1a tyrannie modifie plus ou moins l'ame la plus fière, la plus indépendante, et lui imprime peu à peu un sentiment de terreur et d'effroi qui, agissant sans cesse, en détruit nécessairement le ressort. En ne voyant partout autour de soi que des esclaves plus ou moins courbés sous le poids de leurs fers, on prend, sans s'en apercevoir, leurs mœurs, leurs habitudes, leur souplesse, souvent même leur façon de voir, de sentir, de s'exprimer; et l'on ne desire, on ne connaît plus qu'un seul honneur, un seul bien, celui de plaire au maître et à ses favoris.
Ce qui rend cette conjecture, sur la cause du silence d'Euler dans cette circonstance, très-vraisemblable, c'est le mot célèbre de ce grand géomètre à la reine de Prusse, à laquelle il fut présenté à son retour de Russie. Cette princesse, mieux élevée que nos rois, qui auraient cru s'avilir s'ils eussent adressé un mot honnête à un homme célèbre qui leur offrait son ouvrage, étonnée de voir qu'Euler ne répondait à ses différentes questions que par des monosyllabes et des révérences : Pourquoi ne voulez-vous donc pas me parler? lui dit-elle. Madame, répondit-il, parce que je viens d'un pays où quand on parle, on est pendu.
Quoi qu'il en soit, Diderot, qui souffrait impatiemment cette réticence obstinée, et qui voulait d'ailleurs opposer au babil insignifiant de ces vains discoureurs une autorité qui pût leur en imposer, pria le timide et discret géomètre de s'expliquer nettement sur une question qui était tellement de sa compétence, que personne assurément ne serait tenté d'appeler de son jugement. Euler, à qui cette interpellation, prononcée d'une voix ferme, ne laissait plus aucun prétexte honnête de refuser à la vérité un aveu trop long-temps différé, et dont, par cela même, la décision, quelle qu'elle pût être, lui paraissait suffisamment justifiée aux yeux des deux partis, dit qu'il était entièrement de l'avis de Diderot; et aussitôt on parla d'autre chose.
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On voit que dans ce système dont toutes les parties sont fortement enchaînées les unes aux autres, tout
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est ramené à la sensibilité, de la mémoire, des mouvements organiques; d'où il résulte que par une suite d'opérations purement mécaniques, on réduirait le premier génie de l'univers à une masse de chair inorganisée, à laquelle on ne laisserait que la vie et la sensibilité, deux qualités presque identiques; et que l'on ramenerait cette masse informe de l'état de stupidité le plus profond qu'on puisse imaginer, à la condition de l'homme de génie, et cela sans l'entremise d'aucun agent hétérogène et inintelligible. L'un de ces deux phénomènes consisterait à mutiler l'écheveau primitif d'un certain nombre de ces brins, et à bien brouiller le reste; et le phénomène inverse, à restituer à l'écheveau les brins qu'on en aurait détachés, et à abandonner le tout à un heureux développement.
Ici Bordeu, après un moment de silence causé par
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une réflexion subite sur la manière dont se font les grands hommes, expose à cet égard ses idées (qui ne sont autres que celles de Diderot, qu'it remplace dans tout ce dialogue), toutes fondées sur des principes incontestables, mais très-contraires aux opinions généralement reçues, comme presque tout ce qui est vrai dans les sciences et dans les arts. Cette question curieuse, qu'il éclaircit en passant, et sur laquelle il fait même des observations très-fines et très-dignes d'un esprit aussi pénétrant, donne lieu à une remarque importante sur la vie studieuse et contemplative que Bordeu, parlant toujours la langue de la théorie philosophique dont ce Dialogue n'est que le développement, désigne par l'expression figurée, mais exacte et claire, de système agissant à rebours. Cette remarque rappellera sans doute au lecteur l'assertion de Rousseau1 , qu'elle semble en effet confirmer. Mais il y a entre le simple raisonneur systématique et le médecin qui joint à une étude profonde de son art, les lumières, sinon plus sûres, du moins aussi nécessaires d'une longue pratique, cette différence essentielle que l'opinion de Bordeu est le résultat de ses expériences décisives, que Bacon appelait experi-
1 « Si la nature nous a destinés à être sains, j'ose presque assurer que l'état de réflexion est un état contre nature, et que l'homme qui médite est un animal dépravé. » (Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, partie première, page 22, édition originale. Amsterdam, 1755, in-8.)
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menta crucis, et qu'on ne voit dans la proposition de l'auteur du Discours sur l'Inégalité des conditions, que la brusque incartade d'un homme plein d'humeur, qui, dans une espèce de roman métaphysique rempli partout d'idées exagérées et souvent fausses sur l'état sauvage et l'état social, rencontre par hasard une vérité isolée, un petit fait particulier dont, selon la méthode ordinaire des sophistes, il tire ensuite des conséquences générales.
Pressé tantôt par les doutes et les objections de D'Alembert, tantôt par les questions de mademoiselle Delespinasse, Bordeu ne joint pas toujours à ses solutions et à ses réponses tous les éclaircissements
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qu'on pourrait desirer : il se contente quelquefois de ne donner, pour me servir de l'expression de Montaigne, qu'une atteinte dans le plus vif d'un propos: mais si le nombre et l'importance des matières qui font le sujet de cet entretien, et celles qui s'y joignent par une suite nécessaire de la liaison des idées, ne lui permettent pas de les traiter toutes avec le soin et l'étendue qu'elles exigent, il indique au moins rapidement les principes et la méthode qui peuvent conduire à la solution directe et générale de ces problèmes souvent très-compliqués, et dont on ne peut dégager les inconnus qu'à l'aide d'une savante et profonde analyse. C'est ainsi qu'il explique en peu de mots, mais avec une singulière précision, les divers phénomènes du jugement, du raisonnement, de la formation des langues.
Si la sensation ou l'idée se représente, la mémoire rappelle, et l'organe rend le même son.
Avec l'expérience, les sensations, les idées et les sons se multiplient.
Il y a dans la nature des liaisons entre les objets et
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1 Voyez à ce sujet ce qui sera dit ci-après, page 286.
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partie très-petite, l'imagination éprouve la même fatigue que l'œil. L'imagination est l'œil intérieur. La mesure des imaginations est relative à la mesure de la vue. Il y aurait un moyen technique de mesurer les imaginations par des dessins exécutés d'un même objet, par deux dessinateurs différents. Chacun d'eux se fera un modèle différent, selon son œil intérieur ou son imagination, et son œil extérieur. Les dessins seront entre eux comme ces deux organes, etc.
Pour compléter la théorie des opérations de l'entendement humain, et donner une notion claire et distincte de chacune, il restait à expliquer comment les abstractions se sont introduites dans la langue; à quoi se réduit en dernière analyse cette faculté d'abstraire, ce penchant que nous avons à généraliser, et ce que c'est que l'imagination. Bordeu définit donc celle-ci la mémoire des formes et des couleurs, la faculté de revoir les choses absentes, et de se les peindre comme si elles étaient présentes. Le spectacle d'une scène, d'un objet, monte nécessairement l'instrument sensible d'une certaine manière; il se remonte ou de lui même, ou il est remonté par quelque cause étrangère: alors il frémit au dedans, ou il résonne au dehors. Il se recorde en silence les impressions qu'il a reçues, ou il les fait éclater par des sons convenus. Mais, si l'on veut y réfléchir, on sera convaincu que la représentation d'un paysage qu'on a vu est un phénomène instantané aussi surprenant que le ressouvenir successif des mots qui composent un long ouvrage qu'on
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n'aurait lu qu'une fois. L'homme à imagination se promène dans sa tête comme un curieux dans son palais, où ses pas sont à chaque instant détournés par des objets intéressants. Il va, il revient, il n'en sort pas. Si l'on voit la chose comme elle est en nature, on est philosophe; si l'on forme l'objet d'un choix de parties éparses qui en rende la sensation plus forte dans l'imitation qu'elle ne l'eût été dans la nature, on est poète.
Bordeu revenant ensuite sur le mécanisme du jugement, et voulant rendre plus évident et sensible ce qu'il en a dit ci-dessus, l'éclaircit par un exemple tiré des phénomènes de l'économie animale. Les nerfs après une secousse violente, conservent une trépidation qui dure quelquefois très-long-temps; cela est démontré par le tremblement universel qui n'est qu'une succession rapide et tumultueuse de petites contractions et de petits relâchements. Rien qui ressemble davantage aux ondulations de la corde vibrante; rien qui prouve mieux la durée de la sensation, et qui conduise plus directement au phénomène de la comparaison de deux idées dans l'opération de l'entendement qu'on appelle jugement. Les objets agissent sur les sens; la sensation dans l'organe a de la durée1 : Les sens agissent sur le cerveau; cette action a de
1 Cette durée est prouvée par l'éblouissement des yeux frappés par l'éclair, par les résonnances accidentelles dans l'organe de l'ouïe, par la durée du plaisir et de la peine, etc. Point de mélodie sans la durée de la sensation des sons qui se succèdent quelquefois si rapidement.
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la durée. Aucune sensation n'est simple ni momentanée. De là naît la pensée et le jugement. Mais s'il est impossible que la sensation soit simple, il est impossible que la pensée le soit; elle le devient par abstraction; mais cette abstraction est si prompte, si habituelle, que nous ne nous en apercevons pas.
Ce qui ajoute à notre erreur, ce sont les mots qui tous pour la plupart désignent une sensation simple; mais qu'on s'observe bien, et l'on verra qu'il ne se passe rien dans l'entendement qui soit simple, comme le mot rouge le suppose. La sensation rouge est nécessairement compose' e comme toute sensation : et par cette raison seule, elle suppose jugement ou affirmation de plusieurs qualités éprouvées à la fois. Il n'y a point de sensations sans durée, et par cette raison seule il y a coexistence de sensations; l'animal sent cette coexistence. Or sentir deux êtres co existants, c'est juger. Voilà le jugement formé; la voix l'articule : l'homme dit, mur blanc : et voilà le jugement prononcé. Ce qui obscurcit une chose très-claire, c'est ce penchant irréfléchi et devenu une habitude des organes à supposer un être inutile juge des sensations coexistantes, tandis qu'il ne faut que le seul être sensible qui les éprouve et qui les énonce. Mais la chose devient encore plus aisée à concevoir si j'ai la présence des objets : voilà un mur, et je dis mur; et tandis que je prononce ce mot, je le vois blanc, et j'ajoute blanc. Or ce qui se fait dans la présence des objets, s'exécute de la même
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manière dans leur absence, lorsque l'imagination les supplée.
Un autre phénomène dont l'observation n'a point échappé à Diderot, et que Condillac n'a pas même entrevu, tant il est vrai que les métaphysiciens spiritualistes, à la tête desquels il faut le placer, avec Bonnet, sont en général ou de mauvaise foi, ou, ce qui est aussi fréquent, de pauvres raisonneurs; c'est que nous ne pouvons penser, voir, entendre, goûter, flairer, être au toucher en même temps. Nous ne pouvons être qu'à une chose à la fois; nous cessons de voir quand nous écoutons; et ainsi des autres sensations. Nous croyons le contraire, mais l'expérience nous désabuse bientôt. Toutes sortes d'impressions se font, mais nous ne sommes jamais qu'à une. Notre ame est au milieu de ces impressions comme un convive à une table tumultueuse, il cause avec son voisin, il n'entend pas les autres; c'est la comparaison dont Diderot se sert et qui est très-juste. Le raisonnement ne s'explique point du tout à l'aide d'une ame ou d'un esprit. Cet esprit ne peut être à deux choses à la fois; il lui faut donc le secours de la mémoire : or très-certainement la mémoire est une qualité corporelle. On n'a la conscience du principe de la raison ou de l'ame, que comme on a la conscience de sa propre existence, de l'existence de son pied, de sa main, du froid, du chaud, de la douleur, du plaisir. Faites abstraction de toute sensation corporelle, et plus d'ame.
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A l'égard des abstractions, il n'y en a point; il n'y a que des réticences habituelles, des ellipses qui rendent les propositions plus générales, et le langage plus rapide et plus commode. Ce sont les signes du langage qui ont donné naissance aux sciences abstraites. Une qualité commune à plusieurs actions, a engendré les mots vice et vertu; une qualité commune à plusieurs êtres, a engendré les mots laideur et beauté, et ainsi des autres. On a dit un homme, un cheval, deux animaux, ensuite on a dit un, deux, trois, et toute la suite des nombres a pris naissance : on n'a nulle idée d'un mot abstrait. On a remarqué dans tous les corps trois dimensions, la longueur, la largeur, la profondeur; on s'est occupé de chacune de ces dimensions; et de là toutes les sciences mathématiques. Toute abstraction n'est qu'un signe vide d'idées; toute science abstraite n'est qu'une combinaison de signes. On a exclu l'idée en séparant le signe de l'objet physique; et ce n'est qu'en rattachant le signe à l'objet physique que la science redevient une science d'idées. De là le besoin si fréquent dans la conversation, dans les ouvrages, d'en venir à des exemples. Lorsqu'après une longue combinaison de signes, vous demandez un exemple, vous n'exigez autre chose de l'homme qui parle sinon de donner du corps, de la forme, de la réalité, de l'idée, au bruit successif de ses accents, en y appliquant des sensations éprouvées, etc., etc.
Indépendamment de ces divers phénomènes plus ou moins difficiles à expliquer, et dont Diderot donne
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une bonne étiologie, on trouve dans ce profond Dialogue l'examen de plusieurs questions telles qu'on conçoit qu'il doit s'en élever entre des interlocuteurs très-instruits et doués d'une sagacité peu commune. Ces questions qui ne se lient quelquefois à l'objet principal de la discussion que par un seul mot qui sert en quelque sorte de transition, offrent naturellement à Diderot l'occasion de développer successivement toutes les parties de son système, d'en faire sentir la forte enchaînure, d'appliquer avec succès la variété de ses connaissances à des recherches utiles, et d'éclaircir tout ce qui concerne les opérations de l'entendement humain, dont, pour l'observer en passant, on ne peut attendre le perfectionnement que des travaux réunis de ceux qui suivent en général la route tracée dans ces dialogues, et qui philosophient sur les principes de l'auteur.
Une de ces questions qui excitent un moment l'attention de D'Alembert, et que Bordeu résout par une méthode élégante, facile et sûre, a pour objet de déterminer la manière dont se fait la sensation de l'œil sur un arbre. Problème curieux que l'abbé de Condillac ne s'est pas même proposé, non plus que beaucoup d'autres également intéressants, et dont la solution exige en effet d'autres études que celle de la métaphysique à laquelle on voit assez que se bornait à peu près toute sa science. Je dis, à peu près, car ce qu'il a écrit sur d'autres sujets, ne suppose que des connaissances fort ordinaires, et qui ne doivent pas
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entrer en calcul lorsqu'il s'agit d'apprécier le mérite d'un homme de lettres, et ce qu'il a fait pour le progrès des lumières.
Il faut commencer par ceci; voir un objet, un
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Telle est, autant que la mémoire et le secours de quelques extraits très-succincts faits autrefois sur l'original, pour ma propre utilité, peuvent m'en assurer, l'analyse de ce second Dialogue. Si n'ayant aucune copie de ces deux manuscrits de Diderot, il m'est arrivé quelquefois, comme cela est assez vraisemblable, de changer l'ordre et l'enchaînement des idées de l'auteur, c'est qu'indépendamment de cette raison qui explique et justifie assez ce renversement, cet ordre n'est pas le même pour celui qui compose, et pour celui qui veut, pour ainsi dire, embrasser d'un coup d'œil l'ensemble d'un ouvrage, et indiquer rapidement les grands anneaux de la chaîne, sans les lier entre eux par les idées intermédiaires. Je sens néanmoins que les raisonnements de Diderot, ainsi abrégés, transposés, détachés du système dont ils font partie, et presque toujours séparés de leurs principes généraux, ou des faits qui les éclaircissent et qui les confirment, ne peuvent pas avoir pour ceux qui n'ont pas lu son Dialogue, le même degré de force et d'évi-
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dence qu'ils ont pour moi. Tout est lié, tout tient dans l'original; ce sont plusieurs fils réunis fortement ensemble, et qu'il est impossible de rompre: mais ici, dans cette analyse, chaque fil est isolé, faible et presque sans consistance. Si l'on voulait mesurer la résistance totale du faisceau, par la force particulière de chaque brin pris à part, on ferait un faux calcul. Ce serait à peu près, pour me servir des termes d'un philosophe célèbre, comme si on jugeait de la force d'une roue par les seuls effets qu'elle peut produire étant détachée de sa machine.
Diderot se proposait d'exposer dans plusieurs lettres qu'il devait même m'adresser, son système particulier de physiologie, et de donner, à sa manière, une nouvelle théorie, ou plutôt une histoire naturelle et expérimentale de l'homme; mais à l'exception de ces deux Dialogues dont, sous aucun rapport, on ne trouve de modèle ni parmi les Anciens, ni parmi les modernes, il n'a laissé de l'important ouvrage qu'il projetait, et dont je viens d'indiquer le sujet, que quelques matériaux épars et sans aucun ordre entre eux, matériaux précieux, sans doute, mais seulement aux yeux du philosophe assez instruit pour couver les idées neuves et fécondes dont Diderot a semé ses recherches, et pour rendre ce fruit de ses études et de ses méditations utile aux progrès de la science de l'homme.
Quelle différence et pour les principes, et pou1· les résultats, et pour la méthode même d'investigation,
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de cette philosophie, fondée partout sur l'observation, sur des faits, et sur des connaissances physiologiques sans lesquelles tout ce qu'on écrit de l'homme, de ses sensations, de ses idées, et en général de l'entendement humain, est vague et insignifiant, commun ou faux; quelle différence, dis-je, de cette théorie lumineuse et profonde à laquelle les phénomènes principaux de l'économie animale viennent en quelque sorte se rallier, pour en fortifier successivement toutes les parties, au petit système de métaphysique de l'abbé de Condillac! Mais ce qui est surtout remarquable, et ce qui fait apercevoir d'un coup d'œil l'intervalle immense qui sépare le génie du simple talent, aidé même d'un long travail, c'est que Diderot s'est montré quelques moments1 dans une carrière où Condillac s'est exercé toute sa vie, et qu'en deux ou trois pas il l'a laissé bien loin derrière lui2 .
En effet, Condillac ne savait pas le premier mot de tout ce qu'on trouve dans ces excellents Dialogues dont je n'ai pu donner qu'un extrait souvent très succinct3 Comme il n'estimait guère que le caractère
1 Dans sa Lettre sur les Aveugles, dans celle sur les Sourds, et dans les deux Dialogues dont il est ici question.
2 Appliquez ici les beaux vers d'Homère que Boileau a si bien traduits. Voyez le Livre v de l'Iliade, vers 770 et suiv., et le Traité du Sublime, de Longin, chap. VII.
3 Les notes que j'ai jointes à cette analyse ont pour objet de développer, d'éclaircir et de confirmer les vues, les conjectures ou les raisonnements de Diderot, toutes les fois que le différentes questions qu'il agite m'ont paru mériter, par leur importance et les difficultés dont elles sont plus ou moins enveloppées, une discussion plus sévère et plus approfondie. Un autre but non moins utile, ce me semble, que je me suis proposé dans ces notes, c'est de suppléer à quelques phénomènes physiologiques sur lesquels il se fonde, par des phénomènes analogues, et qui viennent de même à l'appui de ses raisonnements.
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et le genre d'esprit qu'il avait, ses vues, ses pensées, ses recherches analytiques ne s'étaient pas tournées vers l'homme physique, ou plus généralement vers l'étude de la physiologie. Il n'avait pas même sur cette science, une des plus utiles que le moraliste et le métaphysicien puissent cultiver, s'ils ne veulent pas se perdre dans un désert de spéculations vagues, ces notions élémentaires et' générales, qui servent au moins à éviter les méprises grossières, et dont, par cela même, avant d'écrire une seule ligne de son Essai sur l'origine des connaissances humaines, il devait se pourvoir, si j'ose m'exprimer ainsi, à peu près comme un pilote habile et prévoyant qui se propose la découverte de nouvelles terres, se munit de toutes les cartes, de tous les instruments qui peuvent diriger sa route, l'abréger, et assurer le succès de sa navigation.
Aussi rencontre-t-on dans cet ouvrage de Condillac, et dans son Traité des sensations, si long, si pénible à lire, une foule de choses assez indifférentes qu'on se consolerait facilement d'ignorer, et très-peu de celles qu'on aurait voulu savoir. Les deux Dialogues de Diderot, remplis partout de vues neuves, d'idées fortes et hardies, de ces conjectures ingénieuses et philosophiques qui invitent à la méditation, et font
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fermenter les têtes pensantes, montrent bien d'autres connaissances, une autre logique, une autre verve, une autre étendue d'esprit.
Ceux qui entendent les matières traitées par Condillac, et qui savent combien la théorie d'où ce philosophe est parti dans ses recherches est contraire aux phénomènes connus par l'expérience et l'observation' ne conçoivent pas que ses ouvrages aient pu avoir quelque succès, surtout à l'époque où ils ont paru. Diderot même, que ses principes philosophiques semblaient devoir préserver de cette espèce de séduction, se laissa entraîner un moment par le torrent général; soit qu'il ait lu et jugé l'Essai sur l'origine des connaissances humaines avec cette précipitation qui rend l'éloge ou la critique également insignifiant, soit que, parmi plusieurs défauts très-sensibles aux yeux des lecteurs attentifs et instruits, il aperçut dans cet Essai, comme on en rencontre en effet, quelques-unes de ces vues, de ces idées qui, pour devenir très-fécondes, n'ont besoin, pour ainsi dire, que d'être couvées un certain temps par un homme de génie; il est certain que l'abbé de Condillac put le compter aussi parmi ses défenseurs; mais l'illusion ne dura guère : un examen très-réfléchi de là philosophie de Hobbes, dont il n'a donné d'ailleurs qu'un simple aperçu dans l'article HOBBISME, lui fit bientôt remarquer dans les deux traités de Homine, de Corpore, qui font partie du Leviathan, une méthode d'investigation vraiment analytique, et plus
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sûre, plus directe, que celle de Condillac. La hardiesse et la profondeur des idées de Hobbes, l'exactitude et la singulière précision de ses définitions, l'indépendance et la généralité de ses principes par lesquels on résout avec autant d'élégance que de clarté les questions les plus difficiles; tous ces divers avantages, toutes ces différentes sortes de mérite réunis dans les écrits de ce philosophe, si décrié par de vils fanatiques, inspirèrent à Diderot un dégoût invincible pour les ouvrages de Condillac, dont depuis ce moment il n'a pas lu une seule ligne. Il n'aimait ni son genre d'esprit ni sa manière. L'un et l'autre avaient, selon la force de son expression, je ne sais quelle odeur, quel goût de scholastique (nescio quid scholasticum redolet) dont tous ses écrits étaient fortement imprégnés. Il disait que cet auteur, peu riche de son propre fonds, mais très-prompt à s'emparer des idées des autres, avait l'art funeste de les délayer, de les étendre, et de leur ôter ainsi tout ce que, prises à leur source primitive, et, pour ainsi dire, dans leur état de concentration, elles montraient de séve, de verve et d'originalité. En les jetant dans son moule froid et circonscrit, il les rend si flasques, si petites, si mesquines, que le premier inventeur n'est plus tenté d'en réclamer la propriété, et les lui abandonne, à peu près comme on laisse à un conteur ennuyeux un bon conte qu'on lui a donné et qu'il a gâté.
J'ai entendu souvent louer avec excès la Logique
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de Condillac; je l'ai lue aussi cette Logique, et j'ai regretté le temps que cet auteur a perdu à faire cet ouvrage, mais surtout le temps que j'ai employé à le lire. Outre qu'il est écrit d'un style aussi froid, aussi sec que le sujet, à qui destinait-il cette Logique, et qui voulait-il instruire? Point d'instrument plus sûr pour faire un bon raisonnement, pour se démêler habilement des piéges d'un sophiste bien délié, bien subtil, pour s'avancer même d'un pas rapide et ferme vers les vérités les plus difficiles à saisir, q1,1'un esprit juste, réfléchi, observateur; et cet instrument, si utile et si rare, c'est la nature seule qui le donné: l'étude et l'instruction le perfectionnent sans doute; mais ici, comme dans beaucoup d'autres cas, c'est la nature qui, si j'ose m'exprimer ainsi, fournit la première mise : elle est la condition sans laquelle, conditio sine qua non, toutes les règles, tous les préceptes sur la conduite de l'esprit dans la recherche de la vérité, sont aussi inutiles, aussi insignifiants que tout ce que l'on pourrait dire à un boiteux pour lui apprendre à marcher droit, et lui faire sentir la nécessité et les avantages de cette allure. La géométrie même, dont l'étude est d'ailleurs le meilleur cours de logique qu'on puisse faire, est, sur le point en question, aussi impuissante que cette dernière science; et, comme on l'a très-bien dit, elle ne redresse que les esprits droits.
Vandermonde, entre beaucoup d'autres, en est un exemple frappant. Sans être un géomètre transcen-
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dant, il savait assez de géométrie, et même d'analyse, pour qu'on pût espérer que ses connaissances en ce genre corrigeraient en lui, à cet égard, le vice de l'organisation : mais ceux qui l'ont connu, qui l'ont un peu fréquenté, notamment ses confrères à l'Académie des Sciences, savent assez qu'en général il n'y avait guère de tête plus mal faite et d'esprit plus faux; et cet esprit faux, il l'avait au collége.
C'est qu'en effet, comme le dit judicieusement Montaigne, « la science n'est pas pour donner iour à l' ame, qui n'en a point, ny pour faire veoir un aveugle; son mestier est, non de luy fournir de veue, mais de la luy dresser, de luy regler ses allures, pourveu qu'elle ayt de soy les pieds et les iambes droictes et capables. » Ce n'est ni dans la Logique d'Aristote, ni dans celle de Port-Royal, encore moins dans celle de Crouzas, de Leclerc, de Wolf même, que Diderot, Buffon, Helvétius, Turgot, Condorcet, et tant d'autres, se sont formés dans l'art du raisonnement et de la dialectique. La plupart de ces hommes si justement célèbres n'ont lu que fort tard, et lors que leur raison était déjà dans toute sa force, quelques-uns de ces traités plus ou moins ennuyeux. La Logique de Dumarsais, plus claire, plus philosophique que celle de Condillac, est, de l'aveu même de D'Alembert, le premier livre de cette espèce qu'il ait ouvert; et il avait alors plus de quarante ans. Il est même très-vraisemblable qu'il n'en aurait jamais eu connaissance, si l'éloge de ce grammairien philosophe
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dont il s'était chargé en qualité d'éditeur de l'Encyclopédie, n'eût pas exigé de lui une notice et un jugement de ses divers ouvrages. Un esprit étroit, inattentif et faux, et ils sont bien plus communs qu'on ne pense, ne s'étend ni ne se rectifie par l'étude de la logique. Où trouve-t-on en général de plus mauvais raisonneurs que parmi les professeurs de cette science et ceux qui en ont composé des cours très-méthodiques? Quels sophistes plus captieux, plus capables d'obscurcir les notions les plus évidentes, que ceux qui ont passé leur vie à disputer, à argumenter dans les écoles de théologie? cc Qui a pris de l'entendement « en la logique? où sont ses belles promesses? dit Montaigne1 . Veoid on plus de barbouillage au caquet des harengieres qu'aux disputes publicques des hommes de cette profession? » Lisez, si vous en avez le courage et la patience, le Traité du Pyrrhonisme de Crouzas; et jugez du fruit que lui-même a recueilli de ses leçons2 .
Combien, parmi quelques réflexions judicieuses éparses çà et là, et dont la plupart même ne supposent qu'un esprit et un jugement très-ordinaires, ne trouve-t-on pas d'erreurs, de préjugés, de mauvais raisonnements dans la Logique de Port-Royal, dans celle de Leclerc? Qu'apprend-on dans celle de Wolf? Il en est ici comme de toutes les Poétiques; elles ne feront
1 Essais, Livre III, chap. VIII, tome IV, page 445, édition in-8•. de l'imprimerie de Crapelet, Paris, Lefèvre, 1818.
2 La dernière édition de sa Logique est en 7 gros vol. in-12.
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jamais faire un beau poème, une belle tragédie, un bon vers à un spectateur indifférent et purement passif de l'homme et des phénomènes de la nature, à celui qui n'a ni mémoire ni imagination, qui n'a point vécu, qui ne vit point incessamment sous l'empire des grandes passions; en un mot, à celui que son astre en naissant n'a pas formé poète. Point ou fort peu de préceptes, mais de bons exemples. L'Iliade et l'Odyssée ont précédé de beaucoup la Poétique d'Aristote. L'éloquent, l'harmonieux, le tendre Racine, ce poète, le seul parmi les modernes qu'on puisse coin parer à Virgile, et qui le rappelle sans cesse à une oreille sensible et exercée, ne doit rien à l'Art poétique de Boileau. Au génie qui crée, qui anime, qui vivifie tout, et sans lequel toutes les règles seront à jamais inutiles et insignifiantes, il joignait ce goût pur et sévère, ce tact et ce sentiment exquis du beau, perfectionnés par l'étude réfléchie des chefs-d'œuvre de la Grèce et de Rome. C'est à ces heureux dons de la nature rendus plus utiles, plus féconds encore par un travail opiniâtre, et par cet ardent amour de la gloire qui fi1i t tent r de si grandes choses, et qui le plus souvent en assure le succès, que ce magicien, ce poète sacré, pour me servir des expressions d'Horace, doit cette élégance continue, cette perfection dont ses immortels ouvrages offrent seuls le modèle.
Ceux qui, jeunes encore, ou livres depuis quelques années seulement à l'étude de la philosophie rationnelle, pensent que Condillac en a sensiblement reculé
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les limites, n'ont des idées bien justes ni du véritable état de cette science, qu'ils croient plus avancée qu'elle ne l'est en effet, ni de ce qu'elle doit aux écrits de Condillac. Ils n'ont vu qu'un côté de l'objet; en le considérant sous toutes ses faces, ils auraient bientôt reconnu que la lumière faible et vacillante que ce philosophe a portée sur quelques points de_ cette branche des connaissances humaines, ne compense pas la force des obstacles qu'il oppose partout aux progrès de la raison,, en conservant religieusement tous les vieux préjugés, sur lesquels on le voit ensuite enter avec effort et d'une main mal assurée, quelques vérités isolées, solitaires, et qui n'étant point déduites des vrais principes, ne porteront jamais que des fruits sauvages, tardifs et peu féconds.
C'est Voltaire qui, long-temps avant Condillac, et d'une voix qui a retenti dans toute l'Europe, a fait entendre à son siècle des vérités que l'auteur du Traité des sensations ne laisse pas même entrevoir : c'est cet homme extraordinaire qui, dans un temps et dans des circonstances où il ne fallait pas moins de courage pour entreprendre que de talent pour réussir, a réellement imprimé à tous les esprits un mouvement rapide dont les heureux effets sont désormais incalculables. C'est surtout l'étude des sciences exactes, de l'histoire naturelle, de la chimie, de la physique expérimentale, de_ la médecine philosophique et de cette anatomie vraiment médicale dont Bordeu, Fouquet, Barthez, Desèze, etc., ont donné les premiers
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des leçons et des modèles si instructifs, qui a dissipé les ténèbres de la superstition, affranchi l'homme de craintes puériles, et perfectionné, refait, selon le vœu du chancelier Bacon, l'entendement humain. Il s'en faut beaucoup que Condillac ait eu sur ce perfectionnement autant d'influence que quelques écrivains, égarés sur ses traces, le prétendent et voudraient le faire croire. Avec la sorte de talent nécessaire pour suivre, il n'avait rien de cette force, de cette hardiesse, de cette étendue d'esprit qu'il t:1ut avoir pour précéder, et s'ouvrir de nouvelles routes. Le terme où il s'est d'abord arrêté dans son premier ouvrage, il ne l'a guère dépassé dans tous ceux qui l'ont suivi. Ce sont à peu près les mêmes idées plus développées et rendues quelquefois plus faciles à saisir par la forme sous la quelle il les reproduit: en un mot, c'est presque partout le même thème corrigé et fait de plusieurs façons. Si, lorsqu'il publia son Essai sur l'origine des connaissances humaines, dont la première proposition est l'idéalisme pur, les écrits de Hobbes eussent été mieux connus, ou plutôt s'ils n'eussent pas été ignorés de nos littérateurs philosophes, l'Essai de Condillac n'aurait fait aucune sensation, et n'aurait pas même été lu. Avec quelle indifférence, je dirais presque avec quel mépris n'aurait-on pas parlé alors de ce livre ou l'auteur débite gravement les plus grandes absurdités, où il enseigne en termes formels, et sans faire usage de la double doctrine (ce qui aurait du moins donné le vrai sens de cette étrange profession de foi), que
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le péché originel a rendu l'aine dépendante du corps; que l'homme est composé de deux substances distinctes; que l'ame est une substance simple, ce qu'il prouve par un raisonnement qu'il appelle avec con fiance une démonstration, et qui n'est pas même une simple probabilité, une semi-preuve, parce que ce raisonnement. qu'il croit décisif, porte partout sur les notions les plus fausses qu'on puisse avoir de l'homme, dans lequel il ne voit jamais qu'un bloc de marbre, tandis que c'est une matière1 chair, un tout continu, animé, sensible, dont toutes les parties ou organes sentent, agissent, se meuvent, et vivent chacun à leur manière, et constituent un système, un animal, UN. Mais, sans insister plus long-temps sur cette mauvaise théorie dans laquelle Condillac, bien organisé, se met partout à la place de sa statue2, et
1 Voyez la note suivante.
2 Cette objection qu'il suffit d'indiquer ici, s'était présentée à mon esprit la première fois que je lus le Traité des sensations, Elle me parut même si naturelle, si conforme aux lumières du bon sens le plus simple, que j'étais étonné que personne ne l'eût encore faite. Mais Deleyre, à qui je lisais un jour ces réflexions sur Condillac qu'il avait beaucoup connu, m'apprit que Formey, dans je ne sais quel ouvrage dont il ne se rappelait pas le titre, avait proposé la même difficulté, à laquelle il avait même donné plus de développement.
Je viens de rencontrer, par hasard, dans les Mémoires del' Académie des Sciences de Berlin, où assurément je cherchais toute autre chose qu'une dissertation de Formey, le Mémoire dans lequel il fait voir en effet, en peu de lignes, le vice radical du Traité des sensations, en découvre les fondements, et démontre clairement l'impossibilité où l'on est, en partant de ce petit système, de rendre raison des phénomènes.
Comme Formey n'est pas un de ces auteurs qui pensent beaucoup, on est d'abord un peu étonné de rencontrer dans ses écrits quel-ques-unes de ces idées, de ces conceptions qui fixent tout à coup l'attention d'un lecteur instruit, et le portent à la méditation : ce sont de ces moments heureux, de ces bonnes fortunes que les littérateurs médiocres ont quelquefois sans le savoir, et qui ne prouvent qu'une seule chose; c'est qu'un sot peut trouver une fois, par hasard, ce qu'un homme d'esprit doit toujours au travail de la pensée, avec cette différence essentielle que celui-ci connaît le prix de sa découverte ou de son observation, et l'instrument avec lequel il l'a faite; il peut indiquer la méthode dont il s'est servi pour appliquer avec succès cet instrument à ses recherches; au lieu que l'homme ordinaire qui a une idée heureuse n'en voit ni la tendance ni le résultat, elle reste stérile entre ses mains jusqu'à ce que quelque homme de génie s'en empare, la féconde et se l'approprie par son travail. Mais revenons à Formey.
« Deux métaphysiciens, dit-il, ont tenté une analyse qui leur parut propre à montrer l'ame dans tous les états dont elle est susceptible, à commencer par les plus simples qu'on puisse concevoir. La supposition d'une statue, qui n'obtient que successivement l'exercice des cinq sens, leur a paru une clef suffisante pour la solution de toutes les questions qu'on peut former sur l'ame. M. l'abbé de Condillac a devancé M. Bonnet, au moins par rapport à la publication de son ouvrage; mais M. Bonnet a été beaucoup plus loin que M. l'abbé de Condillac : sa marche est tout autrement analytique, ses définitions sont plus exactes, et surtout la manière dont un état de l'ame conduit à l'autre; une faculté réduite en acte sert à exciter l'exercice d'une autre, est déterminée avec une précision dont on n'avait point encore d'exemple. Cependant je suis dans l'idée que tout cela ne nous apprend rien, premièrement par rapport à la nature même de l'ame, à sa distinction réelle d'avec le corps, à sa spiritualité, si tant est que, contre l'intention manifeste de ces philosophes, et surtout de M. Bonnet, cela ne favorise pas des conséquences tout opposées, cela n'aplanisse pas les voies du matérialisme et du simple mécanisme.
« En second lieu, et c'est l'objet actuel de mes réflexions, cela n'apprend rien non plus quant à l'état primitif de l'ame, à la manière dont elle acquiert ses premières idées, et à l'usage qu'elle en ferait, si elle était entièrement destituée de tout secours. L'homme n'est point une statue, et ne se trouve jamais dans le cas de la statue représentée dans ces ouvrages. Il ouvre tout à la fois les yeux, les 'Oreilles, les narines; il goûte, il touche en même temps; ces impressions se mêlent et se croisent dès leur origine; elles donnent des résultats tout différents de ceux qu'on tire de l'état d'un être organisé qui commencerait par flairer, et n'acquérerait l'exercice des sens que l'un après l'autre. Après cela, en laissant passer la supposition, je crois que c'est très-gratuitement qu'on fait naître dans l'ame, immédiatement après la première sorte de sensation, après quelques actes réitérés de l'odorat, le plaisir, le desir, l'attention, la mémoire. Une ame logée dans un corps tel que le nôtre, tant qu'elle ne ferait que sentir ne rose, un œillet, et passer par les alternatives de ces odeurs substituées les unes aux autres, serait, à ce que je crois, fort éloignée de l'exercice des facultés proprement dites : elle ne sortirait jamais de l'état de simple perception; ses représentations seraient fort inférieures à celles cru limaçon ou de l'huître à l'écaille; je les comparerais tout au plus à la fin d'un songe qui est sur le point de s'effacer et de s'absorber dans l'état d'un profond sommeil. Je ne blâme point toutes ces spéculations; quand elles ne serviraient qu'à exercer l'esprit, c'est une utilité réelle, et que par malheur trop peu de livres sont propres à procurer. Mais il faut bien se garder d'un enthousiasme qui forait croire que ce sont des découvertes réelles, on du moins des découvertes qui nous mettent au fait de ce que nous desirons principalement de savoir sur l'état naturel et primitif de l'ame. » (Voyez Mémoires del' Académie des Sciences de Berlin, année 1759, pag. 368, 369.)
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ne semble pas même s'apercevoir que, dans tous les cas où il la suppose successivement, dans toutes les
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expériences auxquelles il la soumet, et dont les petits détails sont d'une longueur accablante, il lui prête la manière de voir, de juger, de sentir et d'agir d'un être de chair qui jouit de tous ses sens, qui les applique aux différents objets dont il veut connaître, et qui juge et prononce d'après leur rapport comparé; sans nous arrêter, dis-je, à réfuter cette hypothèse qui
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n'explique rien, poursuivons l'exposé des grande, découvertes de Condillac dans une science qui a fait constamment l'objet presque exclusif de ses études et de ses méditations.
Il pense donc que l'ame peut, sans le secours des sens, acquérir des connaissances; qu'avant le péché elle avait des idées antérieures à l'usage des sens; que les choses ont bien changé par sa désobéissance; que quand il dira que nous n'avons point d'idées qui ne nous viennent des sens, il faut bien se souvenir qu'il ne parle pas de l'état où nous sommes depuis le péché; que cette proposition appliquée à l'ame dans l'état d'innocence, ou après sa séparation du corps, serait tout-à-fait fausse; que Dieu n'a nullement besoin d'idées générales; que sa connaissance infinie comprend tous les individus; qu'il ne lui est pas plus difficile de penser à tous en même temps que de penser à un seul; qu'Adam et Ève, en sortant des mains du Créateur, furent, par un secours extraordinaire, en état de réfléchir et de se communiquer leurs pensées; que l'œil juge naturellement des figures, des grandeurs, des situations et des distances; que l'ame des bêtes est d'un ordre essentiellement différent de celle de l'homme; que les organes ne peuvent être que l'occasion des sensations de notre ame; qu'avec un seul sens l'entendement a autant de facultés qu'avec les cinq réunis; que l'homme est libre, et que cependant il est nécessairement voulant ou ne voulant pas, se promenant ou ne se promenant pas; que
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la liberté qui rend l'ame capable de mérite et de dé mérite, démontre qu'elle existera dans un autre système où elle se trouvera avec toutes ses facultés pour être récompensée ou pour être punie; qu'alors Dieu suppléera au défaut des sens par des moyens qui nous sont inconnus; que la foi promet un état où l'aine sera après cette vie, et que la raison le prouve, etc.
C'est à cet auteur que quelques enthousiastes font honneur d'avoir été en France un des restaurateurs de la philosophie rationnelle : voilà l'homme qu'ils osent préférer à cet égard, non seulement à Locke, qui lui a frayé la route, et dont l'ouvrage fait époque dans l'histoire des sciences, mais même à Bacon, et surtout à Hobbes, dont ces littérateurs ne parlent pas, que peut-être même ils n'ont pas lu, et dont le seul Traité de la nature humaine peut être regardé comme l'ouvrage le plus original, le plus profond, qu'on ait écrit sur cette matière, et auquel ceux de Condillac ne peuvent être comparés ni pour l'exactitude et la précision des idées, ni pour l'importance des résultats.
Comme cet auteur est, ainsi que Rousseau, un des saints du jour, auquel même on ne peut refuser une espèce de culte, sans entendre crier autour de soi, tolle; je ne doute pas que bien des gens ne regardent comme un blasphème le jugement que je porte ici de leur idole : mais je ne crains point les injures de tous ces petits profonds1 dont tout le mérite se ré-
1 C'est ainsi que D'Alembert appelait en général ces littérateurs qui se regardent comme de grands métaphysiciens, parce qu'ils entendent tant bien que mal Locke et Condillac, et qu'ils traitent les mêmes sujets avec cette obscurité qui leur paraît le caractère des conceptions fortes. Ils se croient profonds, disait plaisamment D'Alembert, et ils ne sont que creux.
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duit à peu près à reproduire sous une autre forme et dans d'autres termes les opinions de Condillac, à les combattre quelquefois en y substituant de nouvelles erreurs, et qui se flattent d'avoir reculé le terme où il s'est arrêté, lorsqu'ils n'ont fait au fond que repasser scrupuleusement sur ses traces, et parcourir le même nombre de degrés : semblables à cet égard à des aveugles qui, après s'être mus pendant plusieurs mois de suite dans un espace plus ou moins circonscrit, croiraient s'être éloignés de beaucoup du point du départ, tandis qu'ils n'auraient fait que tourner sans cesse autour du même cercle.