Jacques-André Naigeon
Censored passages from the MS for Mémoires sur la vie et les ouvrages de Denis Diderot
Bibliothèque Carnegie de Reims, France: 1784-c.1800
(details)
This is a transcription of the passages censored by the publishers in the printed edition of the Mémoires sur la vie et les ouvrages de Denis Diderot, as found in the manuscript held in the Bibliothèque Carnegie de Reims, MS 2127. The censored text (whether it be a single word, a sentence, or many pages long) is given in bold in the context of the paragraph from which it was excised, and is visible by default but may be removed by ticking “off” in the checkbox above. Where the publisher has inserted alternative text, this is given in [square brackets]. In most cases, the publisher has marked text for excision with a marginal symbol resembling an ※ ; these are noted. Spelling, punctuation, capitalisation and emphasis are copied over from the manuscript sic. I have prefaced each censored section with a short explanatory note.
Vous trouverez ci-dessous la transcription des textes censurés par l’éditeur dans la version imprimée des Mémoires historiques et philosophiques sur la vie et les ouvrages de Denis Diderot. Ces textes ont été rétablis à partir du manuscrit conservé à la Bibliothèque Carnegie de Reims, cote MS 2127. Nous proposons la partie censurée (que ce soit un seul mot, une phrase, ou plusieurs pages) en gras dans le contexte du paragraphe duquel il a été supprimé ; ce sera visible par défaut, mais pour l’enlever et ne voir que le texte publié, il suffit de cocher la case ci-dessus. Là où l’éditeur ajoute ou modifie le texte, on l’indique entre crochets [comme ça]. Souvent, on trouve que l’éditeur signale qu’il va censurer un texte avec un symbole dans la marge comme ceci : ※. On note les textes qui sont fléchés de cette manière ; ils ne le sont pas tous. L’orthographe, la ponctuation, les majuscules et minuscules, l’accent, tout est recopié à partir du manuscrit sic. Chaque texte censuré est précédé d’une note explicative.
- MS p.22-23 / MVOD p.36 [no ※]
- Naigeon explains that Diderot regretted having written Les Bijoux indiscrets but did not regret having written against Christianity; Brière omits most of the lines about religion.
Ce sont comme les exhalaisons pestilentielles d’un cloaque. C’est ainsi que l’auteur, plus mûr, regardait tous ces ouvrages que la pudeur et le bon goût proscrivent aussi sévèrement. Il n’en exceptait pas même le sien ; il ajoutait seulement que, quoique ce fût une grande sottise, lorsqu’il se rappelait cette époque, une des plus critiques de sa jeunesse, il était très-surpris de n’en avoir pas fait de plus grande. J’observerai, à ce sujet, un fait qui suffirait seul pour prouver les progrès de la raison, et combien, à mesure qu’elle se rectifie et se perfectionne, les idées qu’elle donne des choses et de leurs rapports, sont simples, exactes et claires ; c’est que [si] Diderot ne s’est jamais repenti d’avoir écrit contre le christianisme, et contre l’Existence de Dieu. La fausseté, l’absurdité même de ces deux opinions lui étoient démontrées avec une Telle Evidence; il les jugeoit si nuisibles à la tranquillité et au Maintien des Sociétés politiques, si parfaitement inutiles pour donner une Base, une sanction à la Morale et à la Législation, qu’il auroit voulu inspirer les mêmes sentimens à tous ses semblables, et les voir à cet égard labii unius et sermonis corundem. C’étoit même son vœu le plus ardent, et celui qu’il faisoit encore dans les termes les plus énergiques quelques jours avant sa mort. Mais [s’il] ne croyoit pas en Dieu, il croyait fermement à la probité, à la vertu, à cet intérêt puissant qu’ont tous les hommes d’être justes, bienfaisants. Il croyait à l’indispensable nécessité dont il est, pour la conservation, la gloire et la prospérité des empires, ainsi que pour le bonheur commun des peuples, qu’il aient partout de bonnes lois, de bonnes mœurs, une bonne éducation et de bons exemples à imiter. Tous les jours il s’applaudissoit d’avoir employé les forces de son esprit à établir ces grands résultats d’une saine philosophie, ces vérités d’une utilité générale et constante ; et tous les jous il se repentait d’avoir écrit les Bijoux indiscrets.
- MS p.26-27 / MVOD p.42 [no ※]
- Naigeon is describing Diderot’s Pensées philosophiques and why they aren’t as firmly atheist as Naigeon thinks they should have been. Brière dilutes Naigeon’s invective against Diderot’s priest enemies.
Les Pensées philosophiques sont certainement le livre d’un homme qui a beaucoup d’idées, et qui voit même quelquefois très-loin dans une question. On y trouve des paragraphes d’une éloquence forte et persuasive, des raisonnemens serrrés, précis ; et partout ce talent, cet art si difficile et si rare de colorer agréablement tous les objets, et de leur donner en quelque sorte de la vie et du mouvement. Mais soit qu’en attaquant de front un de ces préjugés populaires, dont l’ignorance et la terreur ont été partout l’origine, et que par cela même on retrouve chez tous les peuples sous des dénominations plus ou moins bizarres, selon le génie particulier et le degré de civilisation de ces peuples, Diderot craignît de se compromettre et de déchaîner contre lui la horde féroce et barbare des prêtres et des magistrats [des hommes intéressés à le persécuter]; soit qu’à cette époque même il ne regardât pas encore comme certaine l’opinion qu’en métaphysique et en morale, comme dans les sciences physiques et mathématiques, l’athéisme peut entrer dans les théories philosophiques ; il faut avouer qu’il ébranle plus d’erreurs qu’il n’en déracine, et qu’à l’exemple de Bayle, dont il lisait alors l’excellent Dictionnaire, il laisse à l’indolence, au doute et à l’irrésolution du sceptique une grande latitude.
- MS p.45 / MVOD pp.68-69 ※
- Naigeon is describing Diderot’s technique in the Encyclopédie articles, and claiming that some of them, short and unnoticed, were explosive. Brière removes the direct allusion to Christianity.
Parmi ces différens articles, la plupart fort courts, mais serrés et précis, il en est qui, s’ils eussent été connus, auraient excité contre Diderot une persécution dont il eût peut-être été la victime. Plusieurs de ces articles sont faits avec beaucoup d’art ; quelques uns sont évidemment destinés à servir de correctifs à de pieuses déclamations, à réparer le scandale qu’ont justement causé ces fréquents sacrifices à l’erreur commune, et à donner, pour ainsi dire, le mot de ces espèces d’énigmes. Je citerai entre autres l’article SUBIT, à la fin duquel il ne manque, pour remplir l’objet que Diderot s’y est proposé, c’est-à-dire pour en faire une satire très-ingénieuse et très-fine des deux principaux Dogmes de la Théologie des Chrétiens, qu’un renvoi aux deux mots sous lesquels on les expose respectueusement, et pour me servir d’une Expression de Diderot, avec tout leur cortege de vraisemblance et de séduction. Voici cet article, qui est en effet très-leste et d’un excellent goût : « Il y a des coups subits, des bonheurs subits, des fortunes, des élévations subites ; c’est alors qu’on considère les hommes élevés si subitement, et qu’on se demande comment cela s’est fait, sans pouvoir se répondre. On se rappelle seulement un endroit où Lucien introduit Jupiter, fatigué des clameurs qui s’élevaient de la terre, mettant la tête à sa trappe, et disant : De la grêle en Scythie, un volcan dans les Gaules, la peste ici, la famine là ; refermant sa trappe, achevant de s’enivrer, s’endormant entre les bras de Ganimède ou de Junon, et appelant cela gouverner le monde. »
- MS p.80 / MVOD p.128 ※
- Naigeon is describing Diderot’s productivity while editing the Encyclopédie. Brière removes the flashword “priests” and replaces it with the non-specific “fanatics”. He often does this.
Il semble que la rédaction et la publication de l’Encyclopédie, surtout celle des dix derniers volumes de discours et des sept volumes de planches dont Diderot fut seul chargé, depuis qu’un arrêt du conseil accordé par la faiblesse habituelle du gouvernement aux cris importuns des prêtres [fanatiques] supprima ce Dictionnaire, devait absorber tous ses moments, et suffire à son activité. Mais son esprit était alors dans toute sa force. Il avait perfectionné son goût par une étude réfléchie des grands modèles ; des méditations profondes avaient mûri son jugement, reculé les limites de ses idées, et augmenté cette facilité naturelle qu’il avait pour le travail : de sorte que l’époque de l’Encyclopédie, époque qui embrasse une si grande partie de sa vie, est précisément celle où il a fait le plus d’ouvrages de littérature et de philosophie.
- MS p. 81-82 / MVOD p.131 ※ ※ ※
- Naigeon describes the reaction of the priest faction to Diderot’s Lettre sur les aveugles. Brière, as usual, removes or softens the anti-clerical invective.
Diderot jugea des lumières de son siècle par celles de la société dans laquelle il vivait ; il conclut du particulier au général, et il se trompa. Parce qu’il conversait librement avec des hommes, il ne s’aperçut pas qu’il était entouré de vieux enfants. Les raisonnements que dans sa lettre il prête à Saunderson mourant, raisonnements qui sappent sans bruit le fondement de la plupart des Théologies connues, excitèrent contre lui de violentes clameurs ; quoique l’ouvrage fût anonyme le cri public, qui, dans ces sortes de cas, n’est jamais que celui de la haine et du fanatisme du Prêtre qui les lui inspire, le lui attribua. Bientôt le scandale devint générale ; et le gouvernement, toujours faible, toujours à la discrétion du prêtre [fanatique], qu’il hait, qu’il révère et qu’il craint, intervint dans cette affaire dont, avec des idées plus saines de ses droits et de ceux de l’homme, il aurait senti qu’il ne devait pas connaître.
- MS p.86 n1 / MVOD p.140 n1 ※
- Naigeon’s splenetic anti-Christianity is tidied up by the editor Brière into an informative reference to The Bible.
Si erit malum in civitate, quod Dominus non fecerit 1 ?
1 [MS footnote:] C’est ce qu’un de ces Fous, que les stupides chrétiens appellent Prophètes dit expressément du Dieu des Juifs aussi féroce que son peuple chéri. Voyez la prophétie d’ Amos, cp.3. verset 6.
1 [MVOD footnote:] C’est ce que dit le Prophète Amos, le troisième des douze petits prophètes. Voyez la Sainte Bible, chap.III, verset 6. B. [B for Brière the publisher.]
- MS p.86 / MVOD p.141 ※ ※ ※ ※
- This section is about the Promenade du sceptique; the excisions all concern splenetic attacks on Christianity.
L’histoire de la Religion, et les contes absurdes dont le Recueil s’appelle L’Ecriture Sainte, sont [fait] le sujet de la premiere partie. Diderot rapporte sous des noms empruntés, mais qui ne peuvent tromper personne, les principaux Evénemens de ce mauvais Roman, j’entends, L’Ecriture Sainte, dans lequel quelques détails curieux pour les Erudits, pour les antiquaires, et même pour l’observateur philosophe, ne peuvent compenser l’Ennui, le dégoût, mais sur-tout l’indignation profonde qu’on éprouve en le lisant [l’Histoire sainte].
La seconde partie est un entretien philosophique sur l’existence de Dieu, dans lequel on retrouve le même raisonnement que Diderot a employé depuis dans sa lettre à Voltaire.
La troisième partie est purement morale : ce sont des réflexions qui n’ont même rien de neuf sur la fausseté des liaisons d’amour, d’amitié, et de celles qu’on appelle de simples connaissances.
En se reportant au Temps où Diderot se proposoit de publier cet Ecrit, on ne peut se dissimuler qu’il y avoit du courage et même de la hardiesse à renverser [attaquer] la superstition établie, et à élever sur ses ruines, encore sanglantes, des verités alors peu communes, et dont la plupart même, dans quelque siècle où on les énonce, ne peuvent jeter de profondes racines que dans un petit nombre de bons esprits.
- MS p.88 / MVOD p.145 ※
- Naigeon describing Diderot’s father, Didier Diderot. Brière removes the insult about the normal effect of religion.
Toute cette conduite est d’un homme sage, indulgent et bon, en qui le zèle de la Religion, qui rend si souvent dur et féroce, n’a point affoibli le plus doux sentiment de la nature, et qui se souvient toujours qu’il est père avant de penser qu’il est chrétien.
- MS p.97-98 / MVOD p.165 ※
- Naigeon expressing relief that Diderot’s enemies didn’t fully understand the implications of the Pensées sur l’interprétation de la nature. Brière removes the anti-clerical insult.
Au reste, il est heureux pour Diderot que les ennemis des philosophes ne soient pas aussi clairvoyants qu’ils sont méchants et enclins à nuire. Quel poids un Moreau, un Chaumeix, et les autres calomniateurs publics de tous les gens de bien, n’auraient-ils pas donné à leurs imputations odieuses dans un moment où le fanatisme cherchoit une victime, et où le Dieu du prêtre avoit faim, s’ils eussent entendu certains paragraphes des Pensées sur l’interprétation de la Nature?
- MS p.98 / MVOD p.166 ※
- Naigeon insults Diderot’s enemies who didn’t even realise how the Pensées sur l’interprétation de la nature were undermining arguments about the existence of God. Brière removes the allusion to the existence of God.
Les auteurs du Cathéchisme des Cacouacs, et de la Comédie des Philosophes, étaient bien loin de soupçonner qu’il y eût dans cet ouvrage de Diderot un passage où il sape sans bruit le fondement des preuves de l’Existence de Dieu tirées de l’ordre et de l’arrangement de l’univers.
- MS p.98 / MVOD p.167-168 ※
- Naigeon glosses the “prayer” about only honest men able to be atheists (“Il n’appartient qu’à l’honnête homme d’être athée) as correcting certain passages in the Pensées sur l’interprétation de la nature where Diderot diluted his real opinions:
Cette prière peut servir d’éclaircissement et de correctif à certains endroits des Pensées sur l’interprétation de la nature, où, par des considérations qu’on ne peut blâmer dans un père de famille, et dont un gouvernement plus ferme et plus éclairé dispenseroit sans inconvénient un philosophe, Diderot sacrifie un peu à l’Erreur publique [aux opinions reçues].
- MS p.99 / MVOD p.169 ※
- Naigeon discussing Diderot’s wary attitude to received ideas. Brière seems to intensify Naigeon this time, rather than the other way round.
C’est à cette juste défiance, disons tout, à ce mépris souvent bien fondé, pour la plupart des sentimens établis, qu’on doit les deux drames dont je vais parler, et surtout la poétique ingénieuse et neuve dont ils sont suivis.
- MS p.104 / MVOD p.179 ※
- Naigeon discussing education; Brière cuts 15 lines on the consequences of mixing princely government and religion; he argues that morality should never be based on religion.
Diderot a très-bien vu qu’un des principes fondamentaux de toute bonne éducation, principe qui peut seul assurer aux pères et aux instituteurs le succès de leurs soins, et dont l’ignorance a causé les plus grands maux depuis l’établissement du christianisme, était de ne pas fonder la morale sur la religion prise dans le sens le plus étendu. Mais comme il écrivoit dans un pays où, par un des effets les plus remarquables du pouvoir de l’opinion, le Prince est dans le fait aussi dépendant du prêtre, que les autres ordres de l’Etat le sont du Prince, et où par conséquent il est dangereux de dire librement la vérité, il s’est exprimé d’une maniere à n’être entendu que du petit nombre de ceux qui n’ont rien à redouter du progrès des lumieres. Il n’a pas osé dire, mais on voit clairement qu’il pensoit que chacun se faisant un Dieu et une Religion selon son tempérament, son intérêt et ses passions, des faits et des dogmes qui, par leur Nature, n’étant susceptibles d’aucun degré d’évidence, se modifient de mille façons diverses dans l’Entendement humain; dont la vérité est purement locale, et varie, non seulement d’un individu à l’autre, mais pour le même individu, dans des circonstances différentes, ne doivent ni servir de base et de regle à la conduite de l’homme, ni être dans aucun cas la mesure du mérite de ses actions, dont il faut juger d’après d’autres principes.
Tels sont les divers Ouvrages que Diderot publia dans le cours de l’impression des sept premiers volumes de l’Encyclopédie.
- MS p.108 / MVOD p.189 ※
- Naigeon discussing the necessity of anonymity in a climate of censorship; praising Diderot for writing for posterity; lambasting those who did publish but buried their meaning. Brière removes the reference to the King.
Diderot n’a mis son nom qu’à deux de ses ouvrages. Si en gardant ainsi l’anonyme il n’a pas constamment assuré son repos, chose très-difficile dans un Gouvernement où les loix bonnes ou mauvaises n’ont de force qu’autant qu’elles s’accordent avec la volonté absolue du Souverain et qu’elles servent la vengeance et les petites passions de ses ministres, il en a du moins recueilli un avantage trop négligé par quelques écrivains de ce siècle, celui de conserver dans ses écrits la liberté de ses opinions. Il est le seul philosophe connu que son respect pour la postérité ait rendu sourd aux cris du fanatisme et de la superstition, et qui n’ait pas suivi l’exemple dangereux de ces hommes hardis dans leurs discours, mais qui, trahissant la vérité sur un papier coupable, ont fait de leurs ouvrages une espèce de logogriphe, dont ils n’ont écrit en aucun endroit les éléments, et auquel personne n’entendrait rien après eux.
- MS p.109 / MVOD p.191 ※
- Naigeon lambasts those who fail to make the effort to help people free themselves from superstition; Brière waters this down.
Ceux qui ont un grand intérêt à rendre l’homme stupide, à l’affubler, comme dit Montaigne, de tenebres, d’oisiveté et de pesanteur ; et ceux qui, très-convaincus d’ailleurs des avantages de la science, n’ont de forte passion que celle du repos, et ne paieraient pas de quelques jours d’inquiétude et de peine le plaisir d’avoir guéri une douzaine d’hommes de vaines terreurs de l’avenir, et d’avoir aumoins arraché à la superstition ce petit nombre de victimes, blâmeront également ces principes : ceux-là les appelleront dangereux, et ils paraîtront à ceux-ci l’effet d’un zèle indiscret et tout voisin de l’enthousiasme ; mais, pour bien en juger, il faut connaître tout ce que peut sur certaines ames fortes et passionnées l’amour du bien public et de l’humanité. Quoi qu’il en soit, Diderot prit ces principes pour règle de sa conduite, et il ne s’en écarta jamais.
- MS p.112 / MVOD p.195 ※
- Naigeon discussing Luneau de Boisjermain’s attack on the Encyclopédie and Diderot’s defence of it; he explains that Diderot’s friends tried to prevent him publishing his Mémoire fearing that he would be persecuted because of it. Brière removes the description of France as a country that despite its laws and other traditions is a master slave system.
Plusieurs amis de Diderot, par un excès de zele et de prudence, que leur attachement rend très-excusable, et qui, d’ailleurs n’est jamais déplacé dans un pays où malgré toutes les formes, toutes les loix bonnes ou mauvaises, tous les pouvoirs intermédiaires, il n’y a dans le fait qu’un Maître et des Esclaves, lui persuadèrent de le supprimer. Ils craignirent que ce Mémoire dans lequel Diderot avouait qu’il avait été l’éditeur des dix derniers volumes de l’Encyclopédie discontinuée par arrêt du conseil, ne fût le signal d’une nouvelle persécution contre ceux qu’on accuse de philosophie, espèce de lèse-majesté sous les mauvais princes, que c’est le crime de ceux à qui on ne peut pas en reprocher d’autres.
- MS p.116n / MVOD p.204n ※
- Brière has simply removed the adjective Christian to make it less offensive.
Il s’agit ici de l’examen important, par Mylord Bolingbroke, ou plutôt par Voltaire. C’est un des livres où la superstition chrétienne, qu’il appelloit toujours l’infâme, est traitée avec le plus de mépris.
- MS p.142 / MVOD p.254 ※
- Naigeon quoting Diderot’s Eléments de physiologie ; Brière dilutes the attack on religion, and amends the Diderot text.
Or, quel éloge peut-on tirer de là en faveur du prétendu Créateur [d’une origine toute immatérielle]? Ce n’est pas à l’éloge, c’est à une apologie qu’il faut penser. Ce n’est pas à l’éloge, c’est à une apologie qu’il faut penser. Ce que je dis de l’homme, il n’y a pas un seul animal, une seule plante, une seyl minéral, dont ne j’en puisse dire autant.
- MS p.153n / MVOD p.275n ※
- Naigeon calls court aristocrats slaves with titles; Brière removes this insult. Naigeon goes on to relate the anecdote whereby Diderot tried to persuade some Russian aristocrats of a point of physics, and is not backed up by the fearful Euler, who knows he’s right.
C'est à Pétersbourg, et chez un de ces Esclaves Titrés que dans toutes les Cours on appelle grand seigneur, que cette question fut agitée. Diderot, sans y avoir beaucoup réfléchi, mais qu'une conception vive et prompte, une grande sagacité et un certain esprit de divination mettait d'abord sur la route du vrai, même dans les recherches dont il s'occupait pour la première fois, résolut le problème proposé à peu près comme on l'a vu ci-dessus. Quoique les principes qui l'avaient dirigé dans sa solution fussent clairs, simples, traduits et exprimés dans une langue fort abrégée, et qui n'exigeait pour être entendue que des notions élémentaires de géométrie, c'en était beaucoup trop encore pour les auditeurs, la plupart princes ou comtes, classe d'hommes en général mal élevée et fort ignorante, surtout en Russie. Diderot fut donc contredit; un chacun lui fit des objections; les uns, de ce ton leste et assuré dont on décide de tout quand on ne sait rien; les autres, avec plus de défiance et de circonspection, mais sans rien éclaircir. Cependant Euler, présent à cette discussion, gardait un silence profond. Les actes de pouvoir arbitraire dont il avait été si souvent le témoin pendant son séjour en Russie, et le mépris impudent de ce gouvernement pour les droits les plus sacrés, les plus imprescriptibles de l'homme, avaient produit sur lui une impression vive et forte que le temps n'avait point affaiblie; et il faut avouer que les premières pages de l'histoire du nouveau règne n'étaient pas faites pour le rassurer sur les suivantes. Il savait d'ailleurs que l'amour-propre et les prétentions des grands, et en général de tous les hommes, sont toujours en raison inverse de leur mérite et des titres qu'ils ont à l'estime et à l'éloge de leurs contemporains; et il craignait le ressentiment de ceux dont il ne partageait pas l'opinion.
- MS p.158n / MVOD p.286[n] ※
- In this section, Naigeon is preparing to start quoting from the Eléments de physiologie again. He is making a point about how much better Diderot was than Condillac. His footnote, entirely omitted by Brière, accuses Condillac of having been a hypocrite in matters of religion.
Un autre phénomène dont l'observation n'a point échappé à Diderot, et que Condillac n'a pas même entrevu, tant il est vrai que les métaphysiciens spiritualistes, à la tête desquels il faut le placer, avec Bonnet, sont en général ou de mauvaise foi [omitted footnote], ou, ce qui est aussi fréquent, de pauvres raisonneurs; c'est que nous ne pouvons penser, voir, entendre, goûter, flairer, être au toucher en même temps.
[The omitted footnote:] je dis de mauvaise foi, parce qu’un homme de Lettres, qui pendant plus de douze ans a vécu dans une grande intimité avec l’abbé de Condillac, m’a assuré que cet abbé ne croyoit rien, mais qu’observateur scrupuleux de ce que les prêtres appellent la décence de leur Etat, il étoit persuadé qu’il étoit plus décent de jouer publiquement pendant cinquante ans de sa vie, plus ou moins, le rôle d’un impudent hypocrite, que celui d’un défenseur ferme et sincere de la vérité. Ce qui signifie en d’autres termes, que, pour conserver leurs bénéfices et, ce qui leur est presque aussi cher, leur ascendant sur l’Esprit du Vulgaire ignorant et crédule, les prêtres aiment mieux tromper les hommes que de les éclairer.
- MS p.168 / MVOD pp.306-07 ※ ※
- Brière removes insults about Condillac.
C’est [à cet] l’auteur de toutes ces pauvretés, et de beaucoup d’autres qu’il seroit aussie dégoûtant qu’inutile de transcrire, auquel [que] quelques Enthousiastes font honneur d’avoir été en France un des restaurateurs de la philosophie rationelle: voilà l’homme qu’ils osent préférer à cet égard, non seulement à Locke, qui lui a frayé la route, et dont l’ouvrage fait époque dans l’histoire des sciences, mais même à Bacon, et surtout à Hobbes, dont ces littérateurs ne parlent pas, que peut-être même ils n’ont pas lu, et dont le seul Traite de la nature humaine peut être regardé comme l’ouvrage le plus original, le plus profond, qu’on ait écrit sur cette matière, et auquel ceux de Condillac ne peuvent être comparés ni pour l’exactitude et la précision des idées, ni pour l’importance des résultats.
Comme cet auteur est, ainsi que Rousseau, un des saints du jour, auquel même on ne peut refuser une espèce de culte, sans entendre crier autour de soi, tolle ; je ne doute pas que les prêtres de ce nouveau Dieu [bien des gens] ne regardent comme un blasphème le jugement que je porte ici de leur idole : mais je ne crains point les injures de tous ces petits profonds dont tout le mérite se réduit à peu près à reproduire sous une autre forme et dans d’autres termes les opinions de Condillac […]
- MS p.169 / MVOD p.308 ※ ※ ※
- Brière removes that attack on religion, and puts the invective in the past tense.
Cette considération devroit rassurer les Prêtres de toutes les [fondateurs des plus fausses] Religions sur la durée de leur Empire sur les sots; il ne peut, malheureusement, finir qu’avec l’Espece humaine, parce qu’il est fondé sur la paresse et l’inertie naturelles de l’homme, sur son amour pour le merveilleux, sur son ignorance qui le rend craintif et superstitieux, et surtout sur ce besoin si pressant, si impérieux, et presque général de croire. Toutes ces dispositions peuvent sans doute dans telle ou telle époque, et par l’action de quelques causes particulières et momentanées, avoir des effets moins sensibles et moins funestes ; mais étant inhérentes à la nature humaine, et ne différant jamais dans chaque individu que par leur degré d’énergie, elles soumettront nécessairement, dans tous les temps et dans toutes les contrées, les faibles mortels au joug que les prêtres [fanatiques] voudront leur imposer, quelques absurdes que soient d’ailleurs les superstitions qui remplaceront dans la succession des siecles celles qui regnent aujourd’hui [régnèrent jadis] sur la Terre et qui la couvrent [couvrirent] de ténebres et de crimes.
- MS p.175 / MVOD pp.320-21 ※
- Naigeon is describing the process by which Diderot wrote his Réfutation Hemsterhuis; Brière removes the invective against religion.
Ces différentes lectures lui firent naître de nouvelles idées ; il resserra quelques-unes de ses notes, en étendit quelques autres, supprima celles dont la logique n’étaient pas assez rigoureuse ou qui n’avaient pas un rapport direct au livre qu’il examinait, donna à ces observations, ainsi rassemblées, cette force et cette clarté, cette justesse et cette précision qui étaient la caractéristique de son esprit, et qu’on remarque surtout dans ses ouvrages manuscrits où, libre de toute crainte, et foulant indifféremment aux pieds de la Religion et les Dieux, les Prêtres et les Tyrans, il parle aux hommes avec toute la franchise de son caractère, et avec cette noble audance qui sied si bien à un philosophe, et qu’il a tant de peine à réprimer lors même que l’intérêt de son repos ou de sa vie l’exige.
- MS pp.176-77 / MVOD pp.322-23 ※
- Brière removes a typical Naigeon insult about ferocious priests; he also removes substantial chunks from Diderot’s Réfutation d’Helvétius which Naigeon is overtly quoting. Diderot argues that religious belief will not change because philosophers spend time trying to prove that it is irrational, but when priests are despised, either for venality or pimping.
Helvétius prétend qu’il est facile de changer les opinions religieuses d’un peuple ; Diderot n’en croit rien, et voici ses raisons, très-dignes de l’attention des politiques, et qui peuvent un jour être utiles au prince assez éclairé, assez philosophe, pour tenter les moyens que Diderot propose ; assez sage pour préparer habilement les espritsà cette heureuse révolution ; et assez ferme en ses desseins pour l’achever au milieu des poignards du fanatisme et de la superstition, toujours impuissants quand ils ne sont pas dirigés par l’opinion publique, et que le prêtre féroce qui les aiguise, depuis long-temps [fanatique], avili aux yeux de ceux qui ont quelque instruction, et devenu pour le peuple même un objet de mépris.
« En général, on ne sait comment un préjugé s’établit, et moins encore comment il cesse chez un peuple. Demain le roi ferait pendre un de ses frères pour un crime, que le supplice n’en serait pas moins déshonorant parmi nous. Après demain il ferait asseoir à sa table le père d’un pendu, que les filles de ce père ne trouveraient des époux que parmi les courtisans. S’il est difficile de détruire les erreurs qui n’ont pour elles que leur généralité et leur vétusté, vient-on à bout de celles qui sont aussi générales, aussi vieilles, et de plus accompagnés de terreurs, appuyées de la menace des dieux, sucées avec le lait, et prêchées par des bouches respectées et stipendiées à cet effet ? Je ne connais qu’un seul et unique moyen de renverser un culte, c’est d’en rendre les ministres méprisables par leurs vices et par leur indigence. Les philosophes ont beau s’occuper à démontrer l’absurdité du christianisme, cette Religion ne sera perdue, que quand on verra à la porte de Notre Dame ou de Saint Sulpice, des gueux, en soutane déguenillée, offrir la messe, l’absolution et les sacrements au Rabais, et que, quand on pourra demander des filles à ces Gredins là. C’est alors qu’un pere un peu sensé, menaceroit son fils de lui tordre le col s’il vouloit être prêtre. Il faut que le christianisme s’abolisse comme le paganisme cessa; Et le paganisme ne cessa, que, que on vit les prêtres de Serapis demander l’aumône aux passants, à l’entrée de leurs superbes édifices ; que quand ils se mêlèrent d’intrigues amoureuses, et que les sanctuaires furent occupés par des vieilles qui avaient à côté d’elles une oie fatidique, et qui s’offraient à dire aux jeunes garçons et aux jeunes filles leur bonne aventure pour un sou ou deux liards de notre monnaie. Quel est donc le moment qu’il faut hâter? Celui où les habitués de St Roch diront à nos Neveux; qui veut une messe? Qui en veut une pour un sol? Pour deux sols? Pour un liard? Et qu’on lira au dessus des Confessionnaux, comme à la porte des barbiers; céans on absout de toutes sortes de crimes à juste prix. »
- MS p.190 / MVOD p.348 ※
- Naigeon is talking about princes, and how unaware they are that the way to make their people happy is to encourage the arts and sciences and promote freedom of thought. Brière removes 10 lines in which Naigeon concludes that there are no good governments and no good masters anywhere in the world, none that inspire anything other than the bitter wish to use their broken chains to smash in the head of their oppressors…
Mais ils [les princes] ignorent presque tous que le moyen le plus sûr et le plus prompt de faire le bonheur de ceux qu’ils appellent leurs sujets, d’assurer la gloire et la prospérité de leur empire, de se recommander fortement à notre estime, à nos éloges, et au respect de la postérité, c’est de faire fleurir autour d’eux les sciences et les arts, d’animer, d’encourager tous les talents, toutes les sortes d’industrie, d’établir la liberté illimitée du commerce, de ne pas borner davantage celle des opinions, d’accorder à tous leurs sujets indistinctement le droit de penser, de parler, d’écrire sur les différents objets des connaissances humaines, et d’imprimer le résultat de leurs spéculations, quelqu’il soit, sensé ou absurde, vrai ou faux, utile ou nuisible, Religieux ou impie, favorable ou contraire aux préjugés reçus et consacrés: Loi fondamentale qui, au mépris des Droits sacrés et imprescriptibles de tous les hommes, n’existe en aucun lieu du Monde, d’où l’on peut conclure avec certitude qu’il n’y a pas sur la Terre un seul bon Gouvernement, un seul qui n’ait été institué, non pour le salut du peuple, mais pour la sureté du Maître, un seul enfin que celui qui a le sentiment vif de ses Droits, de sa force et de sa Dignité, puisse aimer, et qui ne laisse au fond de son coeur ulcéré le desir de s’affranchir du joug sous lequel il gémit, et d’écraser, de ses fers brisés, la Tête de ses oppresseurs.
- MS p.197 / MVOD pp.362-63 ※
- Naigeon considers that a people (a country) that is relatively new and has fewer traditions to combat is better placed than a people that has had an organised state for a long while. He explains why here. Brière has taken the edge off his religious invective, again.
Un tel peuple, ainsi disposé par un prince qui sait se servir avec art des matériaux et des instruments que les autres nations ont rassemblés autour de lui à force de temps, de travail et de génie, est peut-être plus près de la vérité en tout genre que ceux mêmes auxquels il doit ses connaissances, et qui ont fouillé les premiers la mine où il s’est enrichi. S’il lui reste plus de chemin à faire, sa route est aussi plus facile, moins escarpée ; il a moins d’idées à détruire, moins d’obstacles à vaincre ; et surtout il n’a plus à craindre toutes ces subtilités, toutes ces sottises de la Théologie et de la philosophie scholastique, toutes ces folies Religieuses, toutes ces absurdités systématiques qui ont occupé si long-temps et si inutilement les plus grands esprits.
- MS p.205 / MVOD pp.377-78 ※
- Naigeon is discussing the publication of the Entretien avec la maréchale de Broglie. Brière takes the edge of his anti-clerical invective.
Ce Dialogue, déjà connu par la première édition faite en Hollande en 1777, fut lu avidement par tous ceux qui purent s’en procurer un exemplaire ; ce qui était alors très-difficile. Diderot qui craignait également le fanatisme et le pouvoir des Prêtres et du [le clergé et le] Parlement, deux corps implacables dans leur haine comme dans leurs vengeances, avoit eu la prudence de faire traduire ce Dialogue en Italien. C’est même en cette langue, et avec le français en regard, qu’il fut d’abord imprimé ; il y joignit encore un Avertissement dans lequel, pour mieux donner le change au lecteur, il parle de l’original comme d’une traduction d’un ouvrage posthume de Crudeli, célèbre poète italien. Cette première édition est assez rare, du moins à Paris, où ces sortes de livres entraient difficilement est ne pénétraient, pour ainsi dire, que par insensible transpiration.
- MS p.206 / MVOD pp.380-81 ※
- Naigeon is attacking l’abbé de Vauxelles, charged by Grimm with the job of editing the Entretien avec la maréchale de Broglie. He says that Diderot despised him. The change here is a familiar one: Broglie has replaced the offensive “prêtres” with “fanatiques”.
Et quel autre jugement pouvait-il porter en effet de cet homme sans caractère, sans autre règle de conduite que les circonstances, son intérêt et ses passions ? de cet homme inquiet, chancelant dans sa foi comme dans son incrédulité ; passant alternativement de l’école des philosophes dans le tripot des Prêtres [fanatiques], et de ce tripot de brouillons et d’intrigants, dans l’école des philosophes ?
- MS p.207 / MVOD pp.381-82 ※
- More from Naigeon on Vauxelles ; Brière cutting the anti-clerical invective.
Ce prêtre, autrefois apôtre du Mensonge dans cette même chaire où les discours absurdes, fanatiques et séditieux de ses pareils ont si souvent retenti, devait prêcher dans je ne sais plus quelle Eglise ou quel couvent, un sermon qu’il avait beaucoup travaillé.
- MS p.207 / MVOD p.382 ※
- Naigeon still on Vauxelles ; describing this sermon he was due to give; how it attacked the very philosophical circles he was part of, and how he read out his sermon in advance to the astonished and displeased Mlle de Lespinasse and d’Alembert. Brière again cuts the generalised anti-clerical invective.
L’abbé de Vauxcelles y étoit reçu [dans le salon de Mlle de Lespinasse] non comme Littérateur, encore moins comme savant, mais comme un homme qui sous une Robe également suspect et décriée [suspect aux philosophes], osoit dumoins se montrer tolérant, et penser même avec liberté.
- MS pp.207-208 / MVOD p.383 ※
- The Vauxelles story continues: d’Alembert tells Vauxelles what to say so that he can make sure he keeps in with the clergy without attacking the philosophes. Brière removes the description of the clergy.
D’Alembert lui indique même le tour qu’il devait prendre pour parler en orateur chrétien, et même éloquent, contre la philosophie, sans blesser les philosophes, et sans se compromettre avec le clergé, corps très dangereux par-tout où il y a une Religion quelconque, et qu’il n’est jamais indifférent d’avoir pour Ennemi, même quand on n’en attend rien, mais bien moins encore quand on en attend tout. L’abbé de Vauxcelles convient de la justesse de ces observations, reconnaît qu’un zèle inconsidéré l’a emporté au-delà de la limite, promet de supprimer tout ce morceau, de l’écrire dans un autre esprit, et de suivre exactement la route que D’Alembert venait de lui tracer.
- MS p.208 / MVOD p.384 ※
- Naigeon continues the story: Vauxelles in fact keeps the original attack on the philosophes, as Mlle de Lespinasse finds out by sending a friend to listen to the sermon. Brière removes the remark about this being typical of priests.
Elle apprit le jour même que, par un raffinement de fausseté et de perfidie dont le prêtre seul est peut-être capable, l’abbé n’avoit pas retranché une ligne de sa philippique.
- MS p.208 / MVOD p.384 ※
- Lespinasse, who has lost all respect for him, bans him from ever visiting again, despite Vauxelles trying everything to get back in her good books. And Naigeon reaches his punchline. Brière removes the comments about religion.
C’est néanmoins ce même homme qui ose aujourd’hui reprocher à Diderot de s’être laissé débaucher à la manie de l’athéisme; voilà un léger apperçu, un petit abrégé de la vie publique et privée de ce prêtre si pieux, de ce petit saint; Telle est la grande influence qu’a eue sur sa conduite le dogme de l’Existence de Dieu, dont il est même si persuadé, qu’il traite l’opinion contraire de désolante doctrine.
- MS p.209 / MVOD p.384 ※
- Naigeon wonders sarcastically whether religion is the best way to guarantee good behaviour and whether it is a brake on immorality; he asks how far, in that case, Vauxelles would have gone if he’d been an atheist. Again Brière removes the splenetic generalised remark about Christianity.
En examinant un moment ici, dans l’hypothèse que la croyance d’un régulateur universel est en général le meilleur garant que l’on puisse avoir de la probité d’un homme ; en supposant que ce dogme par-tout l’effet de la crainte, parce qu’il est par-tout le triste fruit de l’ignorance, soit un principe réprimant, un frein que l’enfant robuste de Hobbes blanchit quelquefois d’écule, mais qu’il ne brise pas ; je demande ce que l’abbé de Vauxelles aurait fait de plus s’il eût été athée ?
- MS p.210 / MVOD p.387 ※ ※
- Naigeon is commenting on what free-thinking philosophes discuss when together, and how Diderot made some remarks in passing on the history of religion: Brière has removed the invective.
Comme il est bien difficile de creuser jusqu’à une certaine profondeur plusieurs questions de politique, de morale et de philosophie spéculative, sans rencontrer, sans toucher dans quelque point celle de l’existence de Dieu, laquelle même, pour l’observer incidemment, tient aux problèmes les plus importants et peut-être les plus difficiles de l’astronomie physique et de la géométrie ; lorsque ce cas arrivait, comme en effet il s’offre assez fréquemment à des philosophes rassemblés qui s’entretiennent librement sur toutes sortes de sujets sans craindre d’arriver à des résultats contraires aux préjugés reçus; c’est alors que Diderot, se détournant un moment de l’objet principal et direct de la discussion, jetait, en passant, sur l’histoire de Dieu Ecrite en caractere de sang dans les annales de tous les peuples du Monde [sacrée], quelque-uns de ces mots profonds qui laissent dans l’esprit de longues traces de lumière, et dont on peut dire ce qu’on a dit énergiquement des projets d’un ministre encore célèbre, qu’ils montrent un homme qui avait un grand champ de vision. C’est donc bien mal connaître Diderot, et le peindre peu ressemblant, que de le représenter à cet égard dévoré du zèle ardent du prosélytisme.
- MS pp.210-11 / MVOD pp.388-89 ※ ※
- Naigeon reflects that ‘vulgar minds’ are completely unable to understand certain points. In the manuscript, this leads to a long development on one of these supposed points, atheism. This entire development is cut by Brière.
Mais malgré tout ce qu’on peut raisonnablement attendre de la perfectibilité de l’entendement humain ; en reculant même, par la pensée, à une distance indéfinie, la borne où nos connaissances peuvent être portées par le secours de cet instrument, ou comme Bacon l’appelle, de cet organe universel des sciences ; on ne peut se dissimuler qu’il y a dans chacune [sic] des points absolument inaccessibles aux esprits vulgaires, partout si communs, et qu’en philosophie rationnelle, l’athéisme est un de ces points. C’est de ce système , de la nature et de l’ensemble de ses prevues, [ces points] qu’il faut dire, piscis hic non est omnium. Cette considération ne prouve pas seulement que l’athéisme ne peut entrer et jetter de profondes racines que dans un petit nombre de têtes, on en doit encore inférer qu’il seroit très-inutile d’en donner indistinctement des leçons. En effet il est évident, pour quiconque sait juger des choses, que cette proposition, il n’y a point de Dieu, c’est-à-dire un Etre immatériel, une cause libre, intelligente et distincte de ses effets, qui agit d’après un plan et pour une fin, est un de ces théorèmes dont on ne comprend bien toute la démonstration que lorsqu’on l’a trouvée par les seules forces de son Esprit. J’ajouterai même qu’en général on n’est très-sûr, on ne conçoit clairement, on ne se rend bien propres et on ne féconde que les vérités qu’on a découvertes; que cela est sur-tout applicable au systême de l’athéisme, résultat auquel il faut être conduit par ses Etudes, par ses réflexions particulières, par ses raisonnements, et non par ceux des autres; que dans la Solution de ce grand problême, les meilleures méthodes d’approximation ne signifient rien, et ne font pas faire à la Raison un pas de plus; Engin, que par des considérations déduites de la Nature même de l’homme bien observée, bien connue, un athéisme réfléchi ne peut être l’opinion dominante d’aucun peuple, quelque éclairé qu’il puisse être d’ailleurs: il n’y aura jamais dans chaque siecle qu’un certain nombre d’individus
quibus arte benignâ
et meliore luto finxit praecordia titam,capables d’appercevoir dans tous ses rapports, et d’embrasser dans toutes ses conséquences, cette première vérité sur laquelle le reste de l’Espece, plus ou moins captive sous le jog de la supersitition restera toujours assoupie.
Mais en supposant que Diderot fût en effet très-occupé du soin de propager ses opinions […]
- MS pp.211-212 / MVOD p.389 ※
- Naigeon is rapturously describing the right sort of person to be a disciple of atheism (and Vauxelles is given as an example of exactly the weak-minded sort of person who couldn’t possibly manage it). Brière removes the statement about atheism being a necessary deduction.
En effet, pour saisir, pour embrasser dans toutes ses conséquences le système de l’athéisme tel qu’il se déduit nécessairement de l’observation, du raisonnement, de l’expérience et du calcul, pour cultiver [suivre] avec succès les idées de ceux qui ont fondé sur cette base leur philosophie rationnelle ; pour s’instruire à leur école, il faut avoir beaucoup étudié, beaucoup réfléchi ; il faut joindre à des connaissances très-diverses et bien ordonnées, une logique exacte, un jugement sain, l’art de généraliser ses idées, et une certaine force, une certaine étendue de tête peut-être aussi rare qu’un esprit juste. L’abbé de Vauxelles (et Diderot l’avait encore bien jugé à cet égard) n’a rien de tout cela.
- MS pp.213-214 / MVOD p.393 ※
- Naigeon is lambasting Vauxelles (again), denying his claim that Diderot taught radical popular revolutionaries to rise up against the master craftsmen, the magistrates and the priests. Brière greatly increases Naigeon’s expression of qualified respect for magistrates, saying instead the he surrounds them with his love.
[…] c’est dans cette lettre que ce misérable folliculaire a l’impudence de dire que Diderot a appris aux Chaumette et aux Hébert à déclamer contre les trois maîtres du genre humain, le grand ouvrier, les magistrats et les prêtres. Je ne reconnois dans ces trois maîtres, de vraiment respectables aux yeux des bons citoyens, quelles que soient d’ailleurs leurs opinions sur des objets purement spéculatifs, que [j’environne de tout mon amour] les Magistrats lorsqu’ils sont justes, humains, éclairés, tolérants, et que, donnant à tous le précepte et l’exemple du respect et de l’obéissance aux lois, sasn préjugés, sans passions, comme elles, ils remplissent avec une exactitude scrupuleuse les devoirs de leur état.
- MS pp.214-225 / MVOD p.394
- Naigeon has been discussing those who are unworthy of the positions that birth alone has bestowed on them and how the threat of public disgrace can be a useful restraint. He then goes on to discuss priests who, he says, are in a whole different category, and who are evil hypocrites and can never be restrained. Naigeon re-uses sections from his Adresse à l’Assemblée nationale sur la liberté des opinions (1790) and also quotes from Diderot’s Plan d’une université (written in 1775 for Catherine II of Russia). Brière cuts this entire development of more than five thousand words. He picks up again when Naigeon turns to discuss the effect of chance, place, and time in determining our lives.
Note: text in bold appears in the manuscript in a larger script; MS folio numbers are indicated in [brackets]. […] un principe aussi réprimant aussi efficace que la sanction de la Loi.
A l’égard des prêtres, hélas! Il n’est que trop vrai qu’ils ont été par-tout, et qu’ils sont encore sous différens noms, les maîtres du genre humain. Mais ce qui n’est pas moins démontré, c’est qu’ils ont été par-tout et dans tous les temps des fléaux plus ou moins destructeurs, et que, plus l’art de gouverner les hommes, c’est-à-dire de les rendre meilleurs et plus heureux, se perfectionnera, plus on sentira que pour résoudre ce problème dans toutes ses conditions, il ne faut ni Rois, ni prêtres, ni Dieux, mais de bonnes Loix, bien observées, et un plan, un systême d’Education nationale qui convienne mutatis mutandis à tous les membres du corps social, et qui lui assure le meilleur Emploi possible de leurs forces physiques ou intellectuelles. C’est une grande Erreur en politique comme en morale, que de composer avec les mauvaises institutions; on les détruit plus facilement qu’on ne les corrige. Se flatter de rendre les prêtres paisibles, soumis, tolérans, et absolument sans conséquence dans un Etat, quelque soit d’ailleurs la forme de son Gouvernement, c’est négliger les faits, ces matériaux précieux de nos connoissances les plus certaines, pour s’égarer dans la Région des hypotheses et des abstractions: c’est ne pas connoître l’homme, et sur-tout le prêtre, dont le caractere est indélébile, et l’Esprit le même d’un pole à l’autre. [p. 215] On dit communément que l’habit ne fait pas le Moine. Mais le contraire de cet adage trivial est bien plus souvent vrai, et présente un résultat plus philosophique. Il n’y a point d’homme qui ne soit plus ou moins modifié par son Etat et par son habit: mais le prêtre est celui sur lequel ces deux causes ont constamment le plus d’influence. Sa Robe produit à son inscu dans ses idées et dans son caractere une révolution très-marquée, et dont même avec un jugement sain et une raison cultivée, il se ressent le reste de sa vie. J’ai connu un grand nombre de prêtres; je les ai observés avec soin et dans des circonstances où les hommes se montrent à peu près ce qu’ils sont; Et je n’en ai jamais rencontré un seul, quelque incrédule qu’il fût d’ailleurs, qui dans ses discours, dans ses opinions ou dans sa conduite ne conservât encore quelque chose du prêtre. Il ne faut point se faire illusion; le véritable Dieu du prêtre, c’est son intérêt. Il ne tient à son Etat que par ce seul lien. Le maintien du culte, la défense, la propagation de la Religion n’entrent dans son calcul que comme moyens de conserver son autorité et ses Bénéfices: on peut même assurer que lorsqu’il n’y aura plus aucune considération, aucune distinction particulieres attachées au métier de prêtre; lorsqu’il n’y aura plus de grands profits à faire ou à espérer dans cet Etat, la Religion, les Temples et les autels tomberont bientôt en ruines. Le sacerdoce abandonné désormais à des hommes pris dans les dernières classes de la Société qui le dégraderont encore par leur ignorance et par leurs moeurs, deviendra une profession avilissante, jusqu’à ce qu’une nouvelle superstition greffée, pour ainsi dire sur le christianisme, et qui en conservera plus ou moins l’Esprit apocalyptique, produise en ce genre quelque nouvelle monstruosité qui finira, comme la premiere, un peu plutôt, un peu plus tard.
Des prêtres supposent nécessairement un culte, une Religion. Or, l’histoire, l’Expérience et la réflexion prouvent également qu’une Religion quelconque est toujours un grand mal. C’est une source intarissable de troubles, de disputes et de divisions entre les citoyens; c’est pour tous les hommes, par-tout plus ou moins ignorans, superstitieux, et par conséquent tout voisins de l’Enthousiasme, de l’intolérance et du fanatisme, un prétexte toujours subsistant de haïr, de persécuter, d’opprimer, de tourmenter de mille manieres différentes ceux qui ont un autre Dieu, d’autres prêtres, d’autres dogmes, un autre culte, ou qui sont assez sages, assez heureux pour n’avoir rien de tout cela.
Montaigne, dont le Livre rempli d’observations fines et profondes sur la Nature humaine, offre un vaste champ aux méditations du philosophe, faisant à sa manière, toujours originale et piquante, l’analyse de la foi des chrétiens, dit que, “les uns font accroire au monde qu’ils croyent ce qu’ils ne croyent pas, et que les autres en plus grand nombre se le font accroire à eux-mêmes, ne sachants pas pénétrer que c’est que croire”. On voit que Montaigne divise ici tous les chrétiens de quelque secte qu’ils soient, en deux classes; celle des dupes, et celle des fripons: Et cette vue, très-philosophique, est précisément le résultat que donnent pour toutes les Religions l’Expérience et le raisonnement. [p.216] Mais il y a entre ces deux especes de croyans cette différence essentielle que les premiers peuvent du moins se tromper de bonne foi, ce qu’on ne peut pas dire des prêtres, que Montaigne signale au commencement du passage cité ci-dessus. La plupart ne croyent pas un mot de ceq’uils ensiengent; ils cherchent à fiare des dupes, mais ils ne le sont pas. Celui qui a dit qu’il n’y a guere de gens moins persuadés que ceux qui emploient le plus de temps à disputer et à enseigner dans les Ecoles, a parlé d’après les faits. Et sa remarque se trouve confirmée par celle d’un philosophe moderne qui avoit fait autrefois sa licence à Paris et qui regardoit la faculté de Théologie comme une Excellente Ecole d’incrédulité. “Il n’y a guere de Sorbonistes, dit-il, qui ne recelent sous leurs fourure ou le Deisme ou l’athéisme; il n’en sont que plus intolérans et plus Brouillons.
Une histoire critique du sacerdoce ancien et moderne écrite dans cet excellent esprit et avec le respect pour la vérité qu’on remarque dans L’histoire du Manichéisme de Beausobre, seroit pour les peuples, pour les Legislateurs et les Gouvernements une grande et instructive leçon. Il y auroit même par l’importance et la variété des matières dont cette histoire entraîneroit l’examen et la discussion, par l’exactitude et la généralité des résultats auxquels on arriveroit par cette discussion, peu de Livres d’une utilité aussi directe, plus immédiate, et que, considérée sous ces divers rapports, fût plus digne d’un Littérateur philosophe; dans la plupart des pages de cette histoire, le Lecteur effrayé suivroit, pour ainsi dire, les prêtres à la trace du sang qu’ils ont fait répandre: elle lui offriroit le tableau affligeant des crimes de toute espece commis au nom de Dieu et de Dieux: Elle apprendroit sur-tout à ceux qui sous des titres divers, tiennent dans chaque Etat les Rênes du Gouvernement, que si, comme l’expérience de tous les temps le prouve, la Religion est une torche embrasée dont les fanatiques sont toujours prêts à se saisir au premier signal du prêtre, ad nutum sacerdotis, pour allumer toutes les passions les plus propres à compromettre le repos et la sureté de l’Etat, le moyen le plus sûr de faire tomber de leurs mains cette arme terrible, ou du moins de rendre désormais impuissante, c’est de favoriser, d’accélérer par des Loix, par des Institutions telles que peut les dicter un amour éclairé des sciences et des Lettres, le progrès des lumieres et de l’instruction; d’ouvrir à côté des Eglises et des Ecoles de Théologie, des cours publics d’histoire naturelle, de chimie, de physique et de Géométrie, et de faire expliqer alternativemenet dans la même chaire, aujourd’hui les prophéties de Daniel, les Epitres de St. Paul et l’apocalypse, ou telle autre sottise; demain, l’optique de Newton, et les ouvrages d’Euler et De lagrange.
[p.217] Hume disoit avec autant d’Esprit que de justesse, que les prêtres avoient enfin résolu le problême d’Archimede; c’est-à-dire, qu’ils avoient trouvé dans le ciel un point d’où ils remuoient le monde à leur gré. Il est temps de leur ôter également et le levier et le point d’appui; de guérir, s’il se peut, l’Esprit humain de la crainte puérile des puissances invisibles; Terreur qu’on retrouve chez tous les peuples sauvages ou policés, et qui, rapportée à sa véritable origine, n’est dans tous que l’effet de l’ignorance où ils sont des causes de phénomenes qui les étonnent ou qui les effrayent. On peut même ajouter que si le spectacle de l’univers, considéré dans son Ensemble et dans ses détails, n’avoit offert à ceux qui l’observoient aucun fait dont ils ne pussent rendre une raison évidente et sensible, il n’y auroit jamais eu d’athées, car il n’y auroit jamais eu de Dieu. Il a été inventé, non qu’on eût une idée claire et distincte de la Nature et de la maniere d’agir de cette cause qu’on assignoit indistinctement à tous les effets qu’on ne pouvoit expliquer, et qu’on sçût bien nettement ce qu’on vouloit dire; mais parce que l’homme est un raisonneur trop curieux, trop inquiet, trop dogmatique, pour savoir douter, et sur-tout ignorer; pour goûter cette philosophie enquestante, non résolutive dont parle Montaigne, et pour interroger la Nature, non par des raisonnements plus ou moins probables, mais par ces Expériences lumineuses et décisives que Bacon appelle énergiquement instantias crucis. Lorsque pour expliquer quelques-uns de ces phénomenes dont le pourquoi et le comment ne peuvent se déduire avec certitude, que de certaines connoissances qui lui manquent, il a épuisé la série des causes physiques, il aime mieux en supposer de fausses et d’imaginaires que de suspendre son jugement, et d’attendre sagement de l’observation, de l’expérience, du calcul et du temps réunis la solution de ses doutes, ou, ce qui est presque aussi utile, la preuve de l’inutilité de ses efforts sur plusieurs objets de ses recherches.
Ainsi donc, lorsqu’on dit qu’un Etre intelligent, incorporel, infini, qui ne peut tomber sous aucun de nos sens, en un Mot, qu’un Esprit a créé de Rien, et par un seul acte de sa Volonté, le Ciel et la Terre; que le Soleil, la Lune, les Etoiles, l’homme, les animaux et les plantes sont son ouvrage; qu’il a tracé dans l’Espace la Route des Planetes; qu’il est la cause libre de l’inclinaison de leurs orbites, etc etc etc, cela ne signifie pas qu’il y a en effet hors de Notre Esprit un Etre qu’on appelle Dieu, et qui est l’auteur de tout ce que nous voyons; mais seulement qu’on ignore absolument comment tout cela s’est fait, et qu’on sait encore moins pourquoi il y a quelque chose. Dieu n’est ici, comme dans tous les cas où on le fait intervenir, que le signe, l’expression abrégée de notre propre ignorance sur les causes d’un grand nombre d’effets: mais le peuple, c’est-à-dire, selon la définition de Hobbes, (populus id est ignorantium multitudo. Leviat.cap.17 [or 12]. de homine.) La multitude des igorans, a pris pour un Etre réel, un Simple Signe, un Mot, qui, en derniere analyse ou décomposition, ne pouvant pas se réduire en [p.218] image Sensible, et trouver hors de Notre Esprit un objet physique auquel il puisse se rattacher, est, comme tous les termes qui sont l’Expression de ces sortes d’idées, absolument vuides de Sens.
Les Sciences physiques et mathématiques fournissent contre l’hypothese de l’Existence de Dieu des arguments qui paroîtront d’autant plus solides et plus péremptoires, qu’on sera plus versé dans L’Etude de ces Sciences, et qu’on connoîtra mieux l’usage qu’on en peut faire dans l’explication des phénomenes dont elles donnent dans plusieurs cas très-difficiles la véritable étiologie. Mais les preuves morales, qu’on a trop négligées, n’ont pas de force; elles sont même par leur Nature plus faciles à saisir, et plus populaires que des raisonnemens abstraits, dont la plupart des Esprits sont incapables de suivre la chaîne et de déduire les conséquences. Parmi ces preuves, que j’appelle morales, et qui rendent plus que problématique l’Existence de Dieu, on peut compter, ce me semble, celle qui se tire de tout ce que Dieu devroit faire dans une infinité de circonstances, pour ne laisser aucun doute sur son Existence, et de ce qu’il ne fait pas. Entre mille Exemples que je pourrois citer, et que chacun peut se recueillir facilement en observant le cours des choses humaines, inexplicable dans tout autre Systême que dans celui d’une fatalité aveugle et rigoureuse qui lie et entraîne tous les Evénemens, en voici un qui me paroît frappant.
J’écris actuellement au bruit de l’orage le plus violent que j’aie encore vu. Une partie du Ciel est en feu; de longs et fréquent Eclairs le sillonnent en tout sens; le tonnerre gronde dans un Nuage très-dense, immédiatement suspendu sur ma tête, et très-chargé de la matiere de la foudre; la violence des cous s’accroît successivement; l’air en retentit au loin, et ma chambre en est fortement ébranlée.
Supposons qu’au lieu de tomber à vingt ou trente toises de moi, ainsi que cela est arrivé nécessairement, je me fusse trouvé précisément dans la direction que la foudre élancée avec Eclat du Nuage a suivie dans sa chûte; supposons encore qu’un instant après quelqu’un entrant dans ma chambre, et ne trouvant qu’un amas de cendres sous la forme et dans l’attitude d’un homme qui médite et qui écrit, il eût été tenté de lire les divers papiers épars en ce moment sur ma table; la Tourbe stupide des dévots, frappée de terreur, n’auroit pas manqué de crier au miracle, de regarder ma Mort comme la juste punition de mon impiété ou si l’on veut de mes Blasphêmes, comme un effet effrayant et certain de la colere de Dieu. Ce fait, d‘ailleurs si simple, si insignifiant en lui-même, et qui n’est pas plus remarquable que si le tonnerre eût tué Fénelon disant la messe, mangeant le corps et buvant le sang de son Dieu, auroit suffi pour replonger pendant deux ou trois siecles, plus ou moins, les 9/10 de l’Espece humaine dans les ténebres de la plus absurde Superstition. Qui sait même l’effet que cette aventure, considérée dans toutes ses circonstances, auroit produit alors sur la plupart des incrédules? Si quelques-uns plus instruits, plus éclairés, et connoissant mieux les dépendances inévitables de leur systême, fussent demeurés fermes dans leurs principes, combien ne s’en seroit-il pas trouvé qui depuis ce moment auroient été un peu moins surs de leur fait? Et parmi des derniers mêmes, combien n’en auroit-on pas vus revenir effrayés et repentans à leurs vieux préjugés, sicut canis ad vomitum? Cependant [p.219] il est évident que ce prétendu Miracle n’auroit été que la concomitance pure et simple ou le concours fortuit de deux Evénemens également nécessaires qui se seroient succédés. Un Esprit droit ne peut rien voir et ne doit rien attester au-delà. Supposer entre ces deux phénomenes une liaison de cause et d’effet; prétendre avec le peuple ignorant et crédule que l’un auroit été cause de l’autre, par ce qu’il l’auroit précédé immédiatement, c’est faire le sophisme si commun, si populaire, post hoc, ergo propter hoc; c’est prendre pour cause ce qui n’est pas cause, et juger sans avoir le motif propre que le jugement suppose. Ce cas est absolument semblable à celui de la cessation de la peste à l’arrivée du serpent d’Epidaure: c’est un miracle de la même espece et qui s’explique par le même principe.
Tout tient dans la Nature; tout arrive, tout est tel qu’il est par une Nécessité absolute et mathématique, ensorte que le contraire implique contradiciton dans la coordination actuelle. Lorque le peintre Casanove voyant un de ses amis à qui il avoit fait place pour pisser, écrasé à l’instant même par la chûte d’une cheminée, en concluoit froidement qu’il falloit laisser aller le monde comme le destin le mene, croire que notre sort est enveloppé d’une obscurité profonde, et sur-tout être poli, et faire place à celui qui veut pisser, il ne montroit pas sans doute une grande sensibilité, mais il faisoit gaiement un raisonnement très sensé et bien plus profond qu’il ne devoit le supposer. Il faut pour chaque effet, comme l’observe judicieusement Hobbes, un concours de toutes les conditions suffisantes antérieures à l’Evénement: donc il est évident qu’aucune de ces conditions ne peut manquer quand l’Evénement doit suivre par ce que ce sont des conditions; et que l’Evénement ne manquera pas non plus de suivre, quand elles se trouvent toutes ensemble, parce que ce sont des conditions suffisantes. Il suit de là, que si nous pouvions connoître toutes la série des causes qui ont déterminé tel et tel Evénement, telle et telle chose à être plutôt ceci que cela, nous saurions en même temps pourquoi cette chose est Telle, pourquoi cet Evénement est arrivé précisément de telle et telle maniere, et non pas autrement; ici, plutôt que là, à telle heure plutôt qu’à telle autre, etc.
Lucrece le plus grand Poête et meilleur Philosophe que Stace a mieux connu que lui la cause qui a répandu chez tous les peuples la croyance de l’Existence des Dieux, rempli les villes d’autels et institué les cérémonies Religieuses. Il a également bien indiqué l’origine de ces sombres terreurs dont les mortels sont pénétrés, et qui tous les jours leur font ériger aux Dieux de nouveaux Temples et célébrer des fêtes en l’honneur de ces vains fantômes de leur imagination blessée. Il rend plusieurs raisons de ces opinions, de ces usages superstitieux, parmi lesquelles il n’oublie point celle que nous avons assignée, je veux dire l’ignorance des causes naturelles.
Quippe ita formido mortales continet omnes,
Quod multa in terris fieri, caeloque tuentur,
Quorum operum causas nullâ ratione videre
Possunt, ac fieri divino numine rentur.
Lucret. de rer. Nat. lib.1 vers. 152. et Sqq.
La superstition ressemble à cet insecte qui se multiplie de bouture, et dont toutes les parties se reproduisent après qu’on les a séparées et deviennet chacune un animal parfait. On coupera quelques têtes de cet hidre vivace; mais elles renaîtront à mesure. Lorsqu’on laisse subsister le tronc d’un arbre vigoureux dont l’ombre porte la Mort, on voit bientôt de nouvelles branches s’élancer, s’étendre au loin en tout sens, et se couvrir des mêmes feuilles meurtrieres. Il faudroit donc pour empêcher la superstition de se régénérer, en arracher à la fois et d’un seul effort toutes les racines, superstitionem ipsam exscindere. Tout ce que le Philosophe à l’aide d’une méditation forte et continue, et en appliquant même à l’objet immédiat de ses recherches les connoissances recueillies de toutes les sciences expérimentales, rationelles et d’observation, pouvoit faire à cet égard, il l’a fait. Le terme où il s’est arrêté dans ses spéculations hardies et prodondes, paroît être celui où les grandes abstractions de la métaphysique pouvoient le conduire: il lui reste un pas de plus à faire: mais ce pas ne peut être fait; cet intervalle à peine sensible qui le sépare encore du but qu’il se propse, ne peut être franchi avec un plein succès que par le Géometre. C’est à lui présentement à démontrer en rigueur les vérités que les philosophes ont portées sans doute au plus haut degré de probabilité et de certitude morale; mais que néanmoins n’équivaut pas à une démonstration mathématique que certains raisonnemens d’un Esprit pénétrant pourroient peut-être exiger, et à laquelle il me paroît même très facile d’arriver.
Il suffit de ces réflexions, pour justifier aux yeux de ceux qui ne se laissent pas piper après le vulgaire, comme dit Montaigne, ce que Diderot a écrit de Dieu et de prêtres. Il est certain, et je ne l’ai pas dissimulé,que c’étoit peut-être l’athée le plus intrépide et le plus ferme qui ait jamais existé. J’ajouterai même qu’aucun philosophe ancien ou moderne n’a eu plus que lui le Droit d’avoir un avis sur cette question qu’il avoit examinée sous toutes ses faces, dont il avoit dissipé toutes les obscurités, et sur laquelle même il étoit tellement préparé par de longues méditations et lar l’Etude des sciences les plus nécessaires pour la solution complette de ce problême, qu’il eût été bien difficile qu sophiste le plus subtil d’imaginer une objection, je ne dis pas solide, on n’en peut faire aucune, mais seulement spécieuse, qu’il n’eût pa prévue et dont il ne fît pas sentier en peu de mots la foiblesse et l’insignifiance. Il connoissoit toutes ces preuves banales, tous ces misérables lieux communs dont les Déistes, espece d’intolérans la plus irascible et la plus dangereuse, se servent tous les jours avec assurance pour défendre l’Existence de leur fétiche: et il laissoit ces vains déclamateurs, la plupart très-ignorants, débiter magistralement leurs froides homélies en l’honneur de celui qu’ils appellent avec emphase, l’ordonnateur des Mondes.
J’ignore si, comme je l’y avois invité, Diderot a consigné et développé dans quelques-uns de ces Ecrits posthumes ce qu’il me dit un jour, de l’influence du dogme de l’Existence de Dieu sur le sort de l’espece humaine dans les différentes Epoques de l’histoire. C’est la Réflexion d’un homme de Génie qui place dans leur vrai point de vue les divers objets dont il veut juger, et qui les pénetre, pour ainsi dire, tout entiers d’un coup d’oeil.
[p.221] Des têtes foibles, étroites et troublées par la superstition ne verront sans doute dans cette réflexion qu’une impiété et un Blasphême, mais aux yeux des Lecteurs assez instruits pour l’embrasser dans toute sa généralité, et en déduire les conséquences prochaines ou éloignées, elle aura toujours le mérite caractéristique des idées meres, originales, des conceptions hardies vastes et profondes, celui de frapper tout-à-coup l’Esprit d’une lumiere vive, de présenter un grand résultat et de faire beaucoup penser. Voici à peu près comment ce philosophe s’exprima dans un de ces Entretiens dont j’ai parlé ci-dessus.
Si un homme, me dit-il, avoit conçu une forte haine contre l’Espece humaine, et qu’il eût résolu d’en tirer une vengeance qui n’eût point de fin: voici ce qu’il se diroit à lui-même. Imaginons quelque objet sur lequel les hommes ne puissent jamais s’entendre, et auquel ils attachent plus d’importance qu’à leur propre vie; et jettons-leur ce motif éternel de querelle: Et au même instant il s’écria DIEU, DIEU. Les hommes l’entendirent, et se mirent à répéter Dieu, Dieu, et à se haïr, et à s’entr’égorger.
Que celui qui sera effrayé de cette pensée, se rappelle de combien de maux cet Etre chimérique a été la cause dans les temps passés et chez toutes les nations; et qu’il juge si son histoire dans les temps à venir ne doit pas être la même chez tous les peuples.
Il seroit à désirer pour le progrès des lumieres qu’un Ecrivain éloquent, judicieux, qui joindroit à des connoissances exactes et bien ordonnées l’Erudition et la dialectique de Bayle, fît sur cette pensée de Diderot, un commentaire philosophique aussi profond, ausi utile que celui de l’auteur du Dictionnaire critique sur le fameux passage contrains-les d’entrer: c’est en mettant ainsi sous les yeux des lecteurs qui cultivent leur raison et qui cherchent sincèrement la vérité, une suite de faits recueillis de l’histoire de Dieu chez tous les peuples policés; c’est en peignant fortement et à si grands traits le trouble, le désordre, l’esprit d’intolérance et de fanatisme que l’invention de cet Etre fantastique a portés dans toutes les sociétés politiques, les disputes interminables auxquelles sa Nature et ses attributs ont donné lieu, le sang dont ces disputes frivoles ont couvert la Terre, le temps qu’elles ont fait perdre à une foule d’excellents Esprits dont elles ont employé toutes les forces et souvent même égaré la raison, les obstacles de toute Espece qu’elles ont opposés au perfectionnement des sciences, à l’amélioration et au bonheur de l’Espece humaine; c’est, dis-je, en présentant ce tableau affligeant qu’on peut espérer de changer enfin les idées des hommes sur l’utilité et la nécessité de la croyance d’un Dieu dans toute société politique. Les Théologiens accoutumés à croire, et sur-tout à dire beaucoup d’absurdités, prétendent que c’est parce que César avoit lu le poême de Lucrece, qu’il passa le rubicon: ils répentent même tous les jours que l’irreligion et l’Esprit séditieux sont inséparables. Quelle imprudence! Tandis qu’on n’a jamais vu un athée assassiner son Roi; Et que chez les Nations les plus civilisées, cent [222] fanatiques ont enfoncé le poignard dans le sein des Rois. C’est le superstitieux et l’Esprit séditieux qui ne se sépareront jamais. Dieu ne dira jamais à l’athée, tue: Dieu parlera ainsi au Déiste; et le Déiste tuera.
Je sais que par une de ces disconvenances qu’on remarque et qui étonnent même d’autant plus dans un Géometre, qu’on s’attend moins à les rencontrer, et qu’il a en effet plus de moyens de reconnoître son erreur, Euler a enseigné et défendu constamment dans tous ses ouvrages avec le zele ardent d’un Missionnaire ou d’un prosélyte l’Existence et la providence de Dieu, les causes finales, l’immortalité de l’ame, etc etc d’où les Déistes concluent, par un de ces raisonnemens dont l’effet est toujours sûr, parce qu’ils sont à la portée des lecteurs inattentifs ou superficiels qui forment par-tout le plus grand nombre, que personne ne pouvant se croire plus instruit, plus éclairé que Newton et Euler, personne ne doit refuser de reconnoître le Dieu qu’ils ont adoré. Mais, outre qu’il est ridicule de décider par des autorités, quelle qu’en soit la source, des questions qui ne doivent et ne peuvent être résolues que par le raisonnement, l’Expérience et le calcul, quoi de plus indifférent dans celle que nous agitons que l’opinion des deux géometres cités ci-dessus; Et parce que l’un et l’autre ont cru en Dieu, l’existence de cet Etre en est-elle plus certaine et mieux prouvée? Quelle lumière porte à cet égard dans l’Esprit d’un bon logicien le trop fameux scholium generale des Principia mathematica, et ce bavardage de cathéchisme dont Euler a rempli ses Lettres à une princesse d’Allemagne, ouvrage d’ailleurs excellent, et dont on excuse, dont on oublie même toutes les puérilités, en faveur de la multitude de choses utiles qu’il renferme, et de la solide instruction qu’on y puise?
Lorsque, séparant un moment par la pensée, du Livre des principes, la partie purement mathématique, dans laquelle Newton prenant par-tout pour guides l’Expérience et l’observation, s’est élevé, par les plus profondes spéculations et par la Théorie la plus lumineuse, à la connoissance du vrai système du Monde et de les Loix éternelles et nécessaires, on examine de sang froid toute cette mauvaise métaphysique qui sert de base au scholium generale; Lorsqu’on fait réflexion que ce galimatias théologique, dans lequel l’auteur n’a surement pas tâché de s’entendre, est en quelque sorte le dernier résultat et la conclusion finale d’un des Livres qui prouve le mieux la force presque incalculable de l’Esprit humain, on reste convaincu que les hommes les plus sensés et du plus grand Génie, ont tous un coin de la tête absolument fou.
La plupart des Mémoires d’Euler, et particulièrement ses Lettres à une Princesse d’Allemagne, offrent une nouvelle preuve de la vérité de cette observation. Autant l’autorité de ces Géometres si justement célebres, est imposante dans toutes les sciences auxquelles le calcul et l’analyse s’appliquent directement, et qui sont, pour ainsi dire, du département des Mathématiques, autant elle est incompétente dans les [223] questions sur lesquelles ils n’ont jetté qu’un coup d’oeil rapide, quasi per transennam, et qui par leur Nature, ne peuvent pas se mettre en équation. D’ailleurs (et cette observation me paroît avoir quelque importance), des hommes livrés de bonne heure, et avec cette ardeur que nous sentons tous lorsque nous faisons précisément la chose à laquelle la Nature nous a rendus propres, à l’Etude de ces sciences qui s’emparant, pour ainsi dire, de toutes les forces de l’Entendement, et de tout le temps de la vie, ne font éprouver ni le besoin ni souvent même le desir de s’occuper d’autres objets, ou du moins de les suivre avec opiniâtreté et l’attention nécessaires pour les bien connoître et en juger sainement, peuvent avoir sur les dogmes de la Religion, sans en excepter même les plus absurdes, la foi de leurs parens, du Curé de leur Paroisse ou du Ministre de leur Communion; mais leur croyance, leur persuasion même, ou ce qui aux yeux du public en a le caractere, n’est pas le résultat d’un Examen sévere et approfondi; ce n’est pas une foi raisonnée, sentie, si j’ose m’exprimer ainsi; c’est purement et simplement une opinion admise sur la parole de leur Bonne ou de leur Instituteur, et qui, consignée, déposée en quelque sorte dans un coin particulier de leur Tête, à cet âge où l’Esprit est à peu près aussi foible, aussi peu développé que le corps, y est restée tout le temps de leur vie précisément telle qu’elle y étoit entrée, et sans qu’ils aient pensé depuis à la soumettre à une nouvelle [revision]. Il est évident que ces hommes dont tous les pas dans la carriere des sciences les plus généralement utiles, décelent d’ailleurs un génie original, une force de tête extraordinaire, et dont, sur l’article de la religion la raison est restée dans une éternelle Enfance, ne sont pas de surs garants de la vérité de cette Religion. Tout ce qu’on doit inférer de leur témoignage, c’est qu’on peut donner dans ses ouvrages des preuves multipliées de la variété de ses connoissances, de sa sagacité, de la justesse et de l’étendue de son Esprit, et se montrer dans ces mêmes ouvrages aussi stupidement crédule, aussi superstitieux qu’une vieille femme: et c’est précisément le cas d’Euler.
A l’égard de Pascal qu’on cite encore pour prouver qu’une grande piété peut se trouver jointe à un grand Génie: c’est toujours le même sophisme présenté sous une autre forme, et qui, traduit en d’autres termes, signifie qu’il faut être chrétien, et même catholique, puisque Pascal a été l’un et l’autre. Mais on ne fait pas réflexion que c’est ici, de même que dans le premier cas, donner l’opinion d’un homme comme la regle universelle du vrai et du faux, en matiere de Religion, et tirer d’un petit fait particulier des conséquences générales; Espece d’argumentation très-commune, mais très-vicieuse, et qu’on peut même regarder comme une des sources les plus fécondes de nos Erreurs. Il y a d’ailleurs une autre considération très-importante et qui, dans la supposition même que des questions philosophiques, telles entre autres que celles dont il s’agit, pussent se résoudre par des autorités, diminueroit beaucoup celle de Pascal; c’est qu’en lisant ses pensées avec attention, il est facile de se convaincre qu’en général il s’y montre bien plus voisin de l’athéisme que du christianisme, on y voit par-tout un homme qui, pour me servir des termes énergiques de Montaigne, se remue et trouble soy-même par l’instabilité de sa posture; qui, alternativement chrétien soumis, et libre penseur, fait tous ses efforts pour croire des dogmes dont sa Raison lui montre clairement l’absurdité, et qui bientôt après sans s’en appercevoir, et comme entraîné irrésistiblement par la force de l’évidence et de la vérité, fait des aveux qui décelent toute la foiblesse de sa cause. On ne lit point ces pensées, qui ne sont au reste que le premier jet du grand ouvrage que Pascal projettoit, sans y remarquer les contrastes les plus frappans. Ici, des articles qui paroissent avoir été Ecrits dans le trouble des fonctions de l’Entendement, et lorsque ses Maux habituels portoient directement leur impression sur les visceres de la Tête; là, des pages où l’on retrouve cette sagacité, cette force et cette supériorité de raison qui sont les caracteres distinctifs de l’Esprit de l’auteur.
On s’étonnera moins de voir Pascal courber docilement sa tête sous le joug de la superstition, si l’on fait réflexion que tous les hommes sont plus ou moins disciples des objets dont ils sont entourés. Le caractere et l’Esprit dominant d’un siecle, se font remarquer dans les moeurs générales, mais sur-tout dans les opinions, dans la plupart des ouvrages des auteurs du Temps: la Langue même s’en ressent; Et les Lecteurs qui ont quelque goût ne s’y trompent pas. A l’Epoque où Pascal a écrit, les préjugés Religieux et les contreverses théologiques étoient l’Epidémie regnante; Et il étoit bien difficile qu’un homme disposé, préparé comme il l’étoit par son Education, par ses liaisons, par les circonstances et sur-tout par son idyosincrasie, n’en fût pas atteint; je dis par son Idyosincrasie, parce qu’elle explique très-bien et la dévotion de Pascal et sa foi intermittente. En effet, les individus d’une constitution foible, irritable et spasmodique, qu’une mélancolie nerveuse rend d’une sensibilité profonde, et dont elle porte à l’Extrême toutes les affections, sont en général très-sujets à des Visions fantastiques, à des accès de dévotion qui tiennent de près à la manie, et qui ont pour cause originelle et primitive les impressions produites sur le centre des forces phréniques, et la réaction de ces forces sur les fonctions de l’Entendement. Cette classe d’hommes, d’ailleurs assez nombreuse, forme même, ainsi que l’agriculteur, le joueur, le militaire, le marin, et en général tous ceux qui exercent un Art, qui font un métier périlleux, un des Etats de la vie, une des conditions superstitieuses; parce que le motif premier de la superstition est le besoin d’un Dieu protecteur contre des maux inévitables, et qu’il en est de la douleur, devenue l’état presque habituel de l’Animal, comme de l’adversité et de la Terreur, dans lesquelles, ainsi que dans les Epidémies, les famines, les guerres et les autres fléaux destructeurs, la superstition se renouvelle, et précipite l’homme tremblant aux pieds des autels des Dieux.
... multoque in rebus acerbis
acrius advertunt animos ad religionem.
[225] En lisant les Pensées de Pascal avec l’attention nécessaire pour embrasser dans toutes leurs dépendances quelques-uns des principes qu’il y énonce, et pour appercevoir jusqu’où ces principes, une fois admis, devoient conduire même assez rapidement un Esprit aussi conséquent que le sien; En suivant ce philosophe dans tous les détails de sa vie, recueillis par sa soeur; détails souvent puérils et minutieux où, pour l’observer en passant, il est souvent bien difficile de reconnoître le grand homme dont elle a écrit l’histoire, on voit clairement que si la Religion et d’autres causes conspirantes, constantes et accidentelles qui ont agi sur lui, n’eussent pas affoibli sa Tête et troublé sa Raison, au point même de ne lui laisser dans les dernieres années de sa vie que des intervalles lucides; si, disje, toutes ces causes réunies ne l’eussent pas fait mourir à peu près fou, sa Raison, abandonnée à toute sa vigueur originelle, et meurie [sic] par l’âge, l’auroit infailliblement fait mourir athée.
On ne réfléchit point assez combien ce que nous sommes pendant le cours de Notre vie dépend, outre ce que notre constitution physique peut ajouter à une infinité de causes, du siècle, du pays et de l’époque où le hasard nous fait naître, des circonstances où il nous place, de notre première éducation, de nos premières lectures, et surtout des opinions religieuses et philosophiques que nous trouvons établies ou combattues, au moment où un sentiment bien prononcé de nos forces nous presse d’en faire usage.
- MS pp.230-31 / MVOD pp.405-07 [no ※]
- Naigeon criticising princes who hinder the progress of knowledge and also the writers they protect, writers who make it their business to attack real thinkers and writers. Brière has removed some of the insulting adjectives.
Que faut-il donc penser de ces princes, ennemis des lumières, mais habiles à cacher ce petit secret du trône, arcanum imperii, et qui, bien loin de favoriser par tous les moyens qui sont en leur pouvoir le progrès des sciences, et d’honorer ceux qui les cultivent avec succès, entendent assez mal l’intérêt de leur propre gloire, pour souffrir que des écrivains obscurs, des cuistres de collège, sans idées, sans connaissances, sans aucun goût, aucun sentiment du beau et du bon, insultent tous les jours avec effronterie dans leurs feuilles, la pâture des sots, les seuls hommes qui peuvent un jour sauver de l’oubli le nom des princes ?
- MS p.232 / MVOD p.410 ※
- Naigeon discussing how Diderot’s most dangerous manuscripts were circulating and even known by some idiot women (N not very favourable to women readers); Brière removes the section in which Naigeon attacks the ‘despotic and priestly government’ under which Diderot lived.
J’apprenais tous les jours que plusieurs de ses manuscrits qui dans un Gouvernement despotique et sacerdotal, tel que celui des princes sous lesquels il a vécu, pouvaient compromettre son repos étaient connus, et que telles et telles femmes qui n’étaient pas d’ailleurs en état d’en entendre quatre pages, mais qui se croyaient fort savantes et presque des esprits forts, parce qu’elles recevaient chez elles quelques académiciens, en avaient même des copies.
- MS p.234 / MVOD p.413 ※
- Naigeon talking about hurrying to publish something when the time is right for fear of someone else getting there first ; this sentence had first appeared in Naigeon’s Adresse à l’Assemblée nationale sur la liberté des opinions (1790, p.9-10). Brière seems just to be editing for style (which is rare).
[...] quand on a quelque chose de bon à dire, il faut se presser; car on est presque sûr que la vérité qu’on découvre aujourd’hui et qu’on n’annonce pas, era trouvée et publiée demain par un autre.
- MS p.234 / MVOD p.414 [no ※]
- Naigeon is praising various of Diderot’s short pieces, and stating that they were appreciated by those who escaped the guillotine; he calls it the decemviral axe; Brière calls it simply the revolutionary axe. It is not clear exactly what the significance of this change is.
L’éloge que j’ai fait de ces espèces de Miscellanea, sans dissimuler les petits défauts qui les déparent, est pleinement justifié par celui qu’ils ont obtenu de ce très-petit nombre de littérateurs philosophes que la hache décemvirale [révolutionnaire] n’a pas eu le temps d’exterminer.